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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

l’association, et praticable seulement dans ses réunions secrètes et bénévoles ; enfin, d’une fraternité romanesque, consentie entre un certain nombre de personnes et bornée à des services passagers, à quelques bonnes œuvres, à des secours mutuels. Pour ces esclaves de la coutume et du préjugé, nos mystères ne sont que les statuts d’ordres héroïques, renouvelés de l’ancienne chevalerie, et ne portant nulle atteinte aux pouvoirs constitués, nul remède aux misères des peuples. Pour ceux-là, il n’y a que des grades insignifiants, des degrés de science frivole ou d’ancienneté banale, une série d’initiations dont les rites bizarres amusent leur curiosité sans éclairer leurs esprits. Ils croient tout savoir et ne savent rien.

— À quoi servent-ils ? dit Consuelo, qui écoutait attentivement.

— À protéger l’exercice et la liberté du travail de ceux qui comprennent et qui savent, répondit l’initiateur. Ceci te sera expliqué. Écoute d’abord ce que nous attendons de toi.

« L’Europe (l’Allemagne et la France principalement) est remplie de sociétés secrètes, laboratoires souterrains où se prépare une grande révolution, dont le cratère sera l’Allemagne ou la France. Nous avons la clef, et nous tentons d’avoir la direction, de toutes ces associations, à l’insu de la plus grande partie de leurs membres, et à l’insu les unes des autres. Quoique notre but ne soit pas encore atteint, nous avons réussi à mettre le pied partout, et les plus éminents, parmi ces divers affiliés, sont à nous et secondent nos efforts. Nous te ferons entrer dans tous ces sanctuaires sacrés, dans tous ces temples profanes, car la corruption ou la frivolité ont bâti aussi leurs cités ; et, dans quelques-unes, le vice et la vertu travaillent au même œuvre de destruction, sans que le mal comprenne son association avec le bien. Telle est la loi des conspirations. Tu sauras le secret des francs-maçons, grande confrérie qui, sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses, travaille à organiser la pratique et à répandre la notion de l’égalité. Tu recevras les degrés de tous les rites, quoique les femmes n’y soient admises qu’à titre d’adoption, et qu’elles ne participent pas à tous les secrets de la doctrine. Nous te traiterons comme un homme ; nous te donnerons tous les insignes, tous les titres, toutes les formules nécessaires aux relations que nous te ferons établir avec les loges, et aux négociations dont nous te chargerons avec elles. Ta profession, ton existence voyageuse, tes talents, le prestige de ton sexe, de ta jeunesse et de ta beauté, tes vertus, ton courage, ta droiture et ta discrétion te rendent propre à ce rôle et nous donnent les garanties nécessaires. Ta vie passée, dont nous connaissons les moindres détails, nous est un gage suffisant. Tu as subi volontairement plus d’épreuves que les mystères maçonniques n’en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse et plus forte que leurs adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à éprouver leur constance. D’ailleurs, l’épouse et l’élève d’Albert de Rudolstadt est notre fille, notre sœur et notre égale. Comme Albert, nous professons le précepte de l’égalité divine de l’homme et de la femme ; mais, forcés de reconnaître dans les fâcheux résultats de l’éducation de ton sexe, de sa situation sociale et de ses habitudes, une légèreté dangereuse et de capricieux instincts, nous ne pouvons pratiquer ce précepte dans toute son étendue ; nous ne pouvons nous fier qu’à un petit nombre de femmes, et il est des secrets que nous ne confierons qu’à toi seule.

« Les autres sociétés secrètes des diverses nations de l’Europe te seront ouvertes également par le talisman de notre investiture, afin que, quelque pays que tu traverses, tu y trouves l’occasion de nous seconder et de servir notre cause. Tu pénétreras même, s’il le faut, dans l’impure société des Mopses et dans les autres mystérieuses retraites de la galanterie et de l’incrédulité du siècle. Tu y porteras la réforme et la notion d’une fraternité plus pure et mieux étendue. Tu ne seras pas plus souillée dans ta mission, par le spectacle de la débauche des grands, que tu ne l’as été par celui de la liberté des coulisses. Tu seras la sœur de charité des âmes malades ; nous te donnerons d’ailleurs les moyens de détruire les associations que tu ne pourrais point corriger. Tu agiras principalement sur les femmes : ton génie et ta renommée t’ouvrent les portes des palais : l’amour de Trenck et notre protection t’ont livré déjà le cœur et les secrets d’une princesse illustre. Tu verras de plus près encore des têtes plus puissantes, et tu en feras nos auxiliaires. Les moyens d’y parvenir seront l’objet de communications particulières, de toute une éducation spéciale que tu dois recevoir ici. Dans toutes les cours et dans toutes les villes de l’Europe où tu voudras porter tes pas, nous te ferons trouver des amis, des associés, des frères pour te seconder, des protecteurs puissants pour te soustraire aux dangers de ton entreprise. Des sommes considérables te seront confiées pour soulager les infortunes de nos frères et celles de tous les malheureux qui, au moyen des signaux de détresse, invoqueront le secours de notre ordre, dans les lieux où tu te trouveras. Tu institueras parmi les femmes des sociétés secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais appropriées, dans leurs formes et dans leur composition, aux usages et aux moeurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la bourgeoise, de la femme riche et de l’humble ouvrière, de la vertueuse matrone et de l’artiste aventureuse. Tolérance et bienfaisance, telle sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable et austère formule : égalité, fraternité. Tu le vois ; au premier abord, ta mission est douce pour ton cœur et glorieuse pour ta vie ; cependant, elle n’est pas sans danger. Nous sommes puissants, mais la trahison peut détruire notre entreprise et t’envelopper dans notre désastre. Spandaw peut bien n’être pas la dernière de tes prisons, et les emportements de Frédéric ii la seule ire royale que tu aies à affronter. Tu dois être préparée à tout, et dévouée d’avance au martyre de la persécution.

— Je le suis, répondit Consuelo.

— Nous en sommes certains, et si nous craignons quelque chose, ce n’est pas la faiblesse de ton caractère, c’est l’abattement de ton esprit. Dès à présent nous devons te mettre en garde contre le principal dégoût attaché à ta mission. Les premiers grades des sociétés secrètes, et de la maçonnerie particulièrement, sont à peu près insignifiants à nos yeux, et ne nous servent qu’à éprouver les instincts et les dispositions des postulants. La plupart ne dépassent jamais ces premiers degrés, où, comme je te l’ai dit déjà, de vaines cérémonies amusent leur frivole curiosité. Dans les grades suivants on n’admet que les sujets qui donnent de l’espérance, et cependant on les tient encore à distance du but, on les examine, on les éprouve, on sonde leurs âmes, on les prépare à une initiation plus complète, ou on les abandonne à une interprétation qu’ils ne sauraient franchir sans danger pour la cause et pour eux-mêmes. Ce n’est encore là qu’une pépinière où nous choisissons les plantes robustes destinées à être transplantées dans la forêt sacrée. Aux derniers grades appartiennent seules les révélations importantes, et c’est par ceux-là que tu vas débuter dans la carrière. Mais le rôle de maître impose bien des devoirs, et là cessent le charme de la curiosité, l’enivrement du mystère, l’illusion de l’espérance. Il ne s’agit plus d’apprendre, au milieu de l’enthousiasme et de l’émotion, cette loi qui transforme le néophyte en apôtre, la novice en prêtresse. Il s’agit de la pratiquer en instruisant les autres et en cherchant à recruter, parmi les pauvres de cœur et les faibles d’esprit, des lévites pour le sanctuaire. C’est là, pauvre Consuelo, que tu connaîtras l’amertume des illusions déçues et les durs labeurs de la persévérance, lorsque tu verras, parmi tant de poursuivants avides, curieux et fanfarons de la vérité, si peu d’esprits sérieux, fermes et sincères, si peu d’âmes dignes de la recevoir et capables de la comprendre. Pour des centaines d’enfants,