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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

soit ainsi abandonné loin de toute habitation, au milieu des montagnes, sans un guide, sans un chien pour le conduire et mendier à sa place !

— Emmenons-le, et conduisons-le à un gîte », répondit Spartacus.

Mais comme nous nous mettions en devoir de le soulever, pour voir s’il pouvait se tenir sur ses jambes, il nous fit signe de ne pas le troubler, en posant un doigt sur ses lèvres, et en nous désignant de l’autre main le fond du préau. Nos regards se portèrent de ce côté ; nous n’y vîmes personne, mais aussitôt nos oreilles furent frappées des sons d’un violon d’une force et d’une justesse extraordinaires. Jamais je n’ai entendu aucun maître donner à son archet une vibration si pénétrante et si large, et mettre dans un rapport si intime les cordes de l’âme et celles de l’instrument. Le chant était simple et sublime. Il ne ressemblait à rien de ce que j’ai entendu dans nos concerts et sur nos théâtres. Il portait dans le cœur une émotion pieuse et belliqueuse à la fois. Nous tombâmes, le maître et moi, dans une sorte de ravissement, et nous nous disions par nos regards qu’il y avait là quelque chose de grand et de mystérieux. Ceux du vieillard avaient repris une sorte d’éclat vague comme celui de l’extase. Un sourire de béatitude entr’ouvrait ses lèvres flétries, et montrait assez qu’il n’était ni sourd ni insensible.

Tout rentra dans le silence après une courte et adorable mélodie, et bientôt nous vîmes sortir d’une chapelle située vis-à-vis de nous, un homme d’un âge mûr, dont l’extérieur nous remplit d’émotion et de respect. La beauté de son visage austère et les nobles proportions de sa taille contrastaient avec les membres difformes et les traits sauvages du vieillard que Spartacus comparait à un faune converti et baptisé. Le joueur de violon marchait droit à nous, son instrument sous le bras, et son archet passé dans sa ceinture de cuir. De larges pantalons d’une étoffe grossière, des sandales qui ressemblaient à des cothurnes antiques, et une saie de peau de mouton comme celle que portent nos paysans du Danube, lui donnaient l’apparence d’un pâtre ou d’un laboureur. Mais ses mains blanches et fines n’annonçaient pas un homme voué aux travaux de la terre. C’étaient les mains d’un artiste, de même que la propreté de son vêtement et la fierté de son regard semblaient protester contre sa misère, et n’en point vouloir subir les conséquences hideuses et dégradantes. Le maître fut frappé de l’aspect de cet homme. Il me serra la main, et je sentis le tremblement de la sienne.

« C’est lui ! me dit-il. J’ignorais qu’il fût musicien ; mais je reconnais son visage pour l’avoir vu dans mes songes. »

Le joueur de violon s’avança vers nous sans témoigner ni embarras ni surprise. Il nous rendit avec une bienveillante dignité le salut que nous lui adressions, et s’approchant du vieillard :

« Allons, Zdenko, lui dit-il, je m’en vais, appuie-toi sur ton ami. »

Le vieillard fit un effort, le musicien le souleva dans ses bras, et, se courbant sous lui comme pour lui servir de bâton, il guida ses pas chancelants en ralentissant sa marche d’après la sienne. Il y avait dans ce soin filial, dans cette patience d’un homme noble et beau, encore agile et vigoureux, qui se traînait sous le poids d’un vieillard en haillons, quelque chose de plus touchant, s’il est possible, que la sollicitude d’une jeune mère mesurant sa marche sur les premiers pas incertains de son enfant. Je vis les yeux du maître se remplir de larmes, et je fus ému aussi, en contemplant tour à tour notre Spartacus, cet homme de génie et d’avenir, et cet inconnu en qui je pressentais la même grandeur enfouie dans les ténèbres du passé.

Résolus à le suivre et à l’interroger, mais ne voulant pas le distraire du soin pieux qu’il remplissait, nous marchions derrière lui à une courte distance. Il se dirigeait vers la chapelle d’où il était sorti ; et quand il y fut entré, il s’arrêta et parut contempler des tombes brisées que la ronce et la mousse avaient envahies. Le vieillard s’était agenouillé, et quand il se releva, son ami baisa une de ces tombes, et se mit en devoir de s’éloigner avec lui.

C’est alors seulement qu’il nous vit près de lui, et il parut éprouver quelque surprise ; mais aucune méfiance ne se peignit dans son regard, à la fois brillant et placide comme celui d’un enfant. Cet homme paraissait pourtant avoir compté plus d’un demi-siècle, et ses épais cheveux gris ondés autour de son mâle visage faisaient ressortir l’éclat de ses grands yeux noirs. Sa bouche avait une expression indéfinissable de force et de simplicité. On eût dit qu’il avait deux âmes, une toute d’enthousiasme pour les choses célestes, une toute de bienveillance pour les hommes d’ici-bas.

Nous cherchions un prétexte pour lui adresser la parole, lorsque, se mettant tout à coup en rapport d’idées avec nous, par une naïveté d’expansion extraordinaire :

« Vous m’avez vu baiser ce marbre, nous dit-il, et ce vieillard s’est prosterné sur ces tombeaux. Ne prenez pas ceci pour des actes d’idolâtrie. On baise le vêtement d’un saint, comme on porte sur son cœur le gage de l’amour et de l’amitié. La dépouille des morts n’est qu’un vêtement usé. Nous ne le foulons pas sous les pieds avec indifférence ; nous le gardons avec respect et nous nous en détachons avec regret. Ô mon père, ô mes parents bien-aimés ! je sais bien que vous n’êtes pas ici, et ces inscriptions mentent quand elles disent : Ici reposent les Rudolstadt ! Les Rudolstadt sont tous debout, tous vivants et agissants dans le monde selon la volonté de Dieu. Il n’y a sous ces marbres que des ossements, des formes où la vie s’est produite et qu’elle a abandonnées pour revêtir d’autres formes. Bénies soient les cendres des aïeux ! bénis soient l’herbe et le lierre qui les couronnent ! bénies la terre et la pierre qui les défendent ! mais béni, avant tout, soit le Dieu vivant qui dit aux morts : « Levez-vous et rentrez dans mon âme féconde ! où rien ne meurt, où tout se renouvelle et s’épure ! »

— Liverani ou Ziska Trismégiste, est-ce vous que je retrouve ici sur la tombe de vos ancêtres ? s’écria Spartacus éclairé d’une certitude céleste.

— Ni Liverani, ni Trismégiste, ni même Jean Ziska ! répondit l’inconnu. Des spectres ont assiégé ma jeunesse ignorante ; mais la lumière divine les a absorbés, et le nom des aïeux s’est effacé de ma mémoire. Mon nom est homme et je ne suis rien de plus que les autres hommes.

— Vos paroles sont profondes, mais elles indiquent de la méfiance, reprit le maître. Fiez-vous à ce signe ; ne le reconnaissez-vous pas ? »

Et aussitôt Spartacus lui fit les signes maçonniques des hauts grades.

« J’ai oublié ce langage, répondit l’inconnu. Je ne le méprise pas, mais il m’est devenu inutile. Frère, ne m’outrage pas en supposant que je me méfie de toi. Ton nom, à toi aussi, n’est-il pas homme ? Les hommes ne m’ont jamais fait de mal, ou, s’ils m’en ont fait, je ne le sais plus. C’était donc un mal très-borné, au prix du bien infini qu’ils peuvent se faire les uns aux autres et dont je dois leur savoir gré d’avance.

— Est-il possible, ô homme de bien, s’écria Spartacus, que tu ne comptes le temps pour rien dans ta notion et dans ton sentiment de la vie ?

— Le temps n’existe pas ; et si les hommes méditaient davantage l’essence divine, ils ne compteraient pas plus que moi les siècles et les années. Qu’importe à celui qui participe de Dieu au point d’être éternel, à celui qui a toujours vécu et qui ne cessera jamais de vivre, un peu plus ou un peu moins de sable au fond de la clepsydre ? La main qui retourne le sablier peut se hâter ou s’engourdir ; celle qui fournit le sable ne s’arrêtera pas.

— Tu veux dire que l’homme peut oublier de compter et de mesurer le temps, mais que la vie coule toujours abondante et féconde du sein de Dieu ? Est-ce là ta pensée ?

— Tu m’as compris, jeune homme. Mais j’ai une plus belle démonstration des grands mystères.