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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

j’ai voulu leur dire ; ils ne me demandent pas, comme vous le faisiez hier, le sens de mes prophéties.

— Tu ne leur as pourtant parlé que du passé, dit Spartacus, avide de ses paroles.

— Le passé, l’avenir, le présent ! quelles vaines subtilités ! reprit Trismégiste en souriant ; l’homme ne les porte-t-il pas tous les trois dans son cœur, et son existence n’est-elle pas tout entière de ce triple milieu ? Mais, puisqu’il vous faut absolument des mots pour peindre vos idées, écoutez mon fils ; il va vous chanter un cantique dont sa mère a fait la musique, et moi les vers. »

Le bel adolescent s’avança, d’un air calme et modeste, au milieu du cercle. On voyait que sa mère, sans croire caresser une faiblesse, s’était dit que, par droit et peut-être aussi par devoir, il fallait respecter et soigner la beauté de l’artiste. Elle l’habille avec une certaine recherche ; ses cheveux superbes sont peignés avec soin, et les étoffes de son costume agreste sont d’une couleur plus vive et d’un tissu plus léger que ceux du reste de la famille. Il ôta sa toque, salua ses auditeurs d’un baiser envoyé collectivement du bout des doigts, auquel cent baisers envoyés de même répondirent avec effusion ; et, après que sa mère eut préludé sur la guitare avec un génie particulier empreint de la couleur méridionale, il se mit à chanter, accompagné par elle, les paroles suivantes, que je traduis pour vous du slave, et dont ils ont bien voulu me laisser noter aussi le chant admirable :

LA BONNE DÉESSE DE LA PAUVRETÉ,
ballade.

« Chemins sablés d’or, landes verdoyantes, ravins aimés des chamois, grandes montagnes couronnées d’étoiles, torrents vagabonds, forêts impénétrables, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté !

« Depuis que le monde existe, depuis que les hommes ont été produits, elle traverse le monde, elle habite parmi les hommes, elle voyage en chantant, ou elle chante en travaillant, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté !

« Quelques hommes se sont assemblés pour la maudire. Ils l’ont trouvée trop belle et trop gaie, trop agile et trop forte. Arrachons ses ailes, ont-ils dit ; donnons-lui des chaînes, brisons-la de coups, et qu’elle souffre, et qu’elle périsse, la déesse de la pauvreté !

« Ils ont enchaîné la bonne déesse, ils l’ont battue et persécutée ; mais ils n’ont pu l’avilir : elle s’est réfugiée dans l’âme des poëtes, dans l’âme des paysans, dans l’âme des artistes, dans l’âme des martyrs, et dans l’âme des saints, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté !

« Elle a marché plus que le Juif errant ; elle a voyagé plus que l’hirondelle ; elle est plus vieille que la cathédrale de Prague, et plus jeune que l’œuf du roitelet ; elle a plus pullulé sur la terre que les fraises dans le Bœhmerwald, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté !

« Elle a eu beaucoup d’enfants, et elle leur a enseigné le secret de Dieu ; elle a parlé au cœur de Jésus sur la montagne ; aux yeux de la reine Libussa lorsqu’elle s’enamoura d’un laboureur ; à l’esprit de Jean et de Jérôme sur le bûcher de Constance : elle en sait plus que tous les docteurs et tous les évêques, la bonne déesse de la pauvreté !

« Elle fait toujours les plus grandes et les plus belles choses que l’on voit sur la terre ; c’est elle qui cultive les champs et qui émonde les arbres ; c’est elle qui conduit les troupeaux en chantant les plus beaux airs ; c’est elle qui voit poindre l’aube et qui reçoit le premier sourire du soleil, la bonne déesse de la pauvreté !

« C’est elle qui bâtit de rameaux verts la cabane du bûcheron, et qui donne au braconnier le regard de l’aigle ; c’est elle qui élève les plus beaux marmots et qui rend la charrue et la bêche légères aux mains du vieillard, la bonne déesse de la pauvreté !

« C’est elle qui inspire le poëte et qui rend le violon, la guitare et la flûte éloquents sous les doigts de l’artiste vagabond ; c’est elle qui le porte sur son aile légère de la source de la Moldau à celle du Danube ; c’est elle qui couronne ses cheveux des perles de la rosée, et qui fait briller pour lui les étoiles plus larges et plus claires, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté.

« C’est elle qui instruit l’artisan ingénieux et qui lui apprend à couper la pierre, à tailler le marbre, à façonner l’or et l’argent, le cuivre et le fer ; c’est elle qui rend, sous les doigts de la vieille mère et de la jeune fille, le lin souple et fin comme un cheveu, la bonne déesse de la pauvreté !

« C’est elle qui soutient la chaumière ébranlée par l’orage ; c’est elle qui ménage la résine de la torche et l’huile de la lampe ; c’est elle qui pétrit le pain de la famille et qui tisse les vêtements d’hiver et d’été ; c’est elle qui nourrit et alimente le monde, la bonne déesse de la pauvreté !

« C’est elle qui a bâti les grands châteaux et les vieilles cathédrales ; c’est elle qui porte le sabre et le fusil ; c’est elle qui fait la guerre et les conquêtes ; c’est elle qui ramasse les morts, qui soigne les blessés et qui cache le vaincu, la bonne déesse de la pauvreté !

« Tu es de toute douceur, toute patience, toute force et toute miséricorde, ô bonne déesse ! c’est toi qui réunis tous tes enfants dans un saint amour, et qui donnes la charité, la foi, l’espérance, ô déesse de la pauvreté !

« Tes enfants cesseront un jour de porter le monde sur leurs épaules ; ils seront récompensés de leur peine et de leur travail. Le temps approche où il n’y aura plus ni riches, ni pauvres, où tous les hommes consommeront les fruits de la terre, et jouiront également des bienfaits de Dieu ; mais tu ne seras point oubliée dans leurs hymnes, ô bonne déesse de la pauvreté !

« Ils se souviendront que tu fus leur mère féconde, leur nourrice robuste et leur église militante. Ils répandront le baume sur tes blessures, et ils te feront de la terre rajeunie et embaumée un lit où tu pourras enfin te reposer, ô bonne déesse de la pauvreté !

« En attendant le jour du Seigneur, torrents et forêts, montagnes et vallées, landes qui fourmillez de petites fleurs et de petits oiseaux, chemins sablés d’or qui n’avez pas de maîtres, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté ! »

Imaginez-vous cette ballade, rendue en beaux vers dans une langue douce et naïve qui semble avoir été faite pour les lèvres de l’adolescence, adaptée à une mélodie qui remue le cœur et en arrache les larmes les plus pures, une voix séraphique qui chante avec une pureté exquise, un accent musical incomparable ; et tout cela dans la bouche du fils de Trismégiste, de l’élève de la Zingara, du plus beau, du plus candide et du mieux doué des enfants de la terre ! Si vous pouvez vous représenter pour cadre un vaste groupe de figures mâles, ingénues et pittoresques, au milieu d’un paysage de Ruysdael, et le torrent qu’on ne voyait pas, mais qui envoyait, du fond du ravin, comme une fraîche harmonie mêlée à la clochette lointaine des chèvres sur la montagne, vous concevrez notre émotion et l’ineffable jouissance poétique où nous restâmes longtemps plongés.

« Maintenant, mes enfants, dit Albert Podiebrad aux villageois, nous avons prié, il faut travailler. Allez aux champs, moi je vais chercher, avec ma famille, l’inspiration et la vie à travers la forêt.

— Tu reviendras ce soir ? » s’écrièrent tous les paysans.

La Zingara fit un signe d’affection qu’ils prirent pour une promesse. Les deux petites filles, qui ne comprenaient rien au cours du temps ni aux chances du voyage, crièrent : « Oui ! oui ! » avec une joie enfantine, et les paysans se dispersèrent. Le vieux Zdenko s’assit sur le