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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

« Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina ; passez dans le cabinet, et ne dites rien ; n’appelez personne, personne, entendez-vous ?

— Non, non, qu’elle ne sorte pas… dit la princesse d’une voix étouffée, qu’elle vienne ici… ici, près de moi. Ah ! mon enfant, s’écria-t-elle dès que la jeune fille fut auprès d’elle, quel service vous m’avez rendu ! »

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d’une force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage tout meurtri et l’âme toute consternée.

« Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle ; j’ai cru plusieurs fois le devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore plus que moi. Il y a de la démence dans l’air. »

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa voix la plus étrange :

« Sauvé ! sauvé ! il est sauvé ! mes amies, mes bonnes amies ! Trenck s’est enfui de la forteresse de Glatz ; il se sauve, il court, il court encore !… »

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

« Ah ! madame, pour l’amour du ciel, contenez votre joie ! dit madame de Kleist ; prenez garde qu’on ne vous entende ! »

En ramassant la prétendue cabale, qui n’était autre chose qu’une lettre en chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d’une joie fébrile et quasi forcenée.

V.

« Séduire, grâce aux moyens que mon incomparable amie m’en a donnés, les bas officiers de la garnison, m’entendre avec un prisonnier aussi friand que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un grand coup de pied à un autre, un grand coup d’épée à un troisième, faire un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant, le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart d’heure, traverser la Neiss dans l’eau jusqu’à la ceinture, par un brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l’autre rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit !… s’égarer, tourner dans la neige, autour d’une montagne sans savoir où l’on est, et entendre sonner quatre heures du matin à l’horloge de Glatz ! c’est-à-dire avoir perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de la ville au point du jour… reprendre courage, entrer chez un paysan, lui enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à tout hasard ; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille souffrances, mille fatigues ; et se trouver enfin sans argent, sans habits, presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger ; mais se sentir libre après avoir été condamné à une captivité épouvantable, éternelle ; penser à une adorable amie, se dire que cette nouvelle la comblera de joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher d’elle, c’est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c’est être le plus heureux des hommes, c’est être l’élu de la Providence. »

Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse Amélie ; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un post-scriptum ainsi conçu :

« La personne qui vous remettra cette lettre est aussi sûre que les autres l’étaient peu. Vous pouvez enfin vous confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi. Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir ; mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous tous les rapports, n’entende jamais parler de vous, et me croie épris de la signora Porporina, quoiqu’il n’en soit rien, et que je n’aie jamais eu pour elle qu’une paisible et pure amitié. Qu’aucun nuage n’obscurcisse donc le beau front de la divinité que j’adore. C’est pour elle seule que je respire, et j’aimerais mieux mourir que de la tromper. »

Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce post-scriptum à haute voix, et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement les traits de la Porporina, pour essayer d’y surprendre une expression de douleur, d’humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne créature la rassura entièrement, et elle recommença à l’accabler de caresses en s’écriant :

« Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant ! Tu ne sais pas combien j’ai été jalouse de toi, combien je t’ai haïe et maudite ! Je voulais te trouver laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver trop belle et trop bonne. C’est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t’amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l’idole de Trenck. Il savait bien que c’était le moyen de m’éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m’apporter cette bienheureuse nouvelle ! Tu n’aimes donc pas le roi ? Ah ! tu fais bien, c’est le plus pervers et le plus cruel des hommes !

— Oh ! madame, madame ! dit madame de Kleist, effrayée de l’abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n’était pas un ange de courage et de dévouement !

— C’est vrai… je suis dans un état !… Je crois bien que je n’ai pas ma tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne dans les antichambres n’a pu m’écouter. Quant à elle, ajouta la princesse en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s’il est possible de douter d’une figure comme la sienne. Non, non ! je ne suis pas si imprudente que j’en ai l’air ; chère Porporina, ne croyez pas que je vous parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m’en repentir quand je serai calme. J’ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon enfant. J’ai un coup d’œil qui ne m’a jamais trompée. C’est dans la famille, cela, et mon frère le roi, qui s’en pique, ne me vaut pas sous ce rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais !… vous ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d’un amour malheureux, et qui a souffert des maux dont personne n’aura jamais l’idée.

— Oh ! madame, jamais ! dit la Porporina en s’agenouillant près d’elle, comme pour prendre Dieu à témoin de son serment : ni vous, ni M. de Trenck, qui m’a sauvé la vie, ni personne au monde, d’ailleurs !

— Il t’a sauvé la vie ? Ah ! je suis sûre qu’il l’a sauvée à bien d’autres ! il est si brave, si bon, si beau ! Il est bien beau, n’est-ce pas ? mais tu ne dois pas trop l’avoir regardé ; autrement tu en serais devenue amoureuse, et tu ne l’es pas, n’est-il pas vrai ? Tu me raconteras comment tu l’as connu, et comment il t’a sauvé la vie ; mais pas maintenant. Je ne pourrais pas t’écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si longtemps qu’il se dessèche dans ma poitrine ! Je veux parler, parler encore ; laisse-moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s’exhale, ou que j’éclate. Seulement, ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien heureuse ! »

Et la princesse fondit en larmes.

« Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d’une voix entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait calmer, qu’il m’a plu dès le premier jour où je l’ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave ! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien