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UN HIVER À MAJORQUE.

tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants. Les aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ; nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu au contraire le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste. Nous nous sentions bien assez forts pour remplacer les uns pour les autres, à force de soins et de dévouement, l’assistance et la sympathie qui nous étaient déniées ; je crois même que dans de telles épreuves le cœur grandit et l’affection s’exalte, retrempée de toute la force qu’elle puise dans le sentiment de la solidarité humaine. Mais nous souffrions dans nos âmes de nous voir jetés au milieu d’êtres qui ne comprenaient pas ce sentiment, et pour lesquels, loin d’être plaints par eux, il nous fallait ressentir la plus douloureuse pitié.

J’éprouvais d’ailleurs de vives perplexités. Je n’ai aucune notion scientifique d’aucun genre, et il m’eût fallu être médecin, et grand médecin, pour soigner la maladie dont toute la responsabilité pesait sur mon cœur.

Le médecin qui nous voyait, et dont je ne révoque en doute ni le zèle ni le talent, se trompait, comme tout médecin, même des plus illustres, peut se tromper, et comme, de son propre aveu, tout savant sincère s’est trompé souvent. La bronchite avait fait place à une excitation nerveuse qui produisait plusieurs des phénomènes d’une phtisie laryngée.

Le médecin qui avait vu ces phénomènes à de certains moments, et qui ne voyait pas les symptômes contraires, évidents pour moi à d’autres heures, s’était prononcé pour le régime qui convient aux phtisiques, pour la saignée, pour la diète, pour le laitage. Toutes ces choses étaient absolument contraires, et la saignée eût été mortelle. Le malade en avait l’instinct, et moi, qui, sans rien savoir de la médecine, ai soigné beaucoup de malades, j’avais le même pressentiment. Je tremblais pourtant de m’en remettre à cet instinct qui pouvait me tromper, et de lutter contre les affirmations d’un homme de l’art ; et quand je voyais la maladie empirer, j’étais véritablement livré à des angoisses que chacun doit comprendre. Une saignée le sauverait, me disait-on, et si vous vous y refusez, il va mourir. Pourtant il y avait une voix qui me disait jusque dans mon sommeil : Une saignée le tuerait, et si tu l’en préserves, il ne mourra pas. Je suis persuadé que cette voix était celle de la Providence, et aujourd’hui que notre ami, la terreur des Majorquins, est reconnu aussi peu phtisique que moi, je remercie le ciel de ne m’avoir pas ôté la confiance qui nous a sauvés.

Quant à la diète, elle était fort contraire. Quand nous en vîmes les mauvais effets, nous nous y conformâmes aussi peu que possible, mais malheureusement il n’y eut guère à opter entre les épices brûlantes du pays et la table la plus frugale. Le laitage, dont nous reconnûmes par la suite l’effet pernicieux, fut, par bonheur, assez rare à Majorque pour n’en produire aucun. Nous pensions encore à cette époque que le lait ferait merveille, et nous nous tourmentions pour en avoir. Il n’y a pas de vaches dans ces montagnes, et le lait de chèvre qu’on nous vendait était toujours bu en chemin par les enfants qui nous l’apportaient, ce qui n’empêchait pas que le vase ne nous arrivât plus plein qu’au départ. C’était un miracle qui s’opérait tous les matins pour le pieux messager lorsqu’il avait soin de faire sa prière dans la cour de la Chartreuse, auprès de la fontaine. Pour mettre fin à ces prodiges, nous nous procurâmes une chèvre. C’était bien la plus douce et la plus aimable personne du monde, une belle petite chèvre d’Afrique, au poil ras couleur de chamois, avec une tête sans cornes, le nez très-busqué et les oreilles pendantes. Ces animaux diffèrent beaucoup des nôtres. Ils ont la robe du chevreuil et le profil du mouton ; mais ils n’ont pas la physionomie espiègle et mutine de nos biquettes enjouées. Au contraire, ils semblent pleins de mélancolie. Ces chèvres diffèrent encore des nôtres en ce qu’elles ont les mamelles fort petites et donnent fort peu de lait. Quand elles sont dans la force de l’âge, ce lait a une saveur âpre et sauvage dont les Majorquins font beaucoup de cas, mais qui nous parut repoussante.

Notre amie de la Chartreuse en était à sa première maternité ; elle n’avait pas deux ans, et son lait était fort délicat ; mais elle en était fort avare, surtout lorsque, séparée du troupeau avec lequel elle avait coutume, non de gambader (elle était trop sérieuse, trop majorquine pour cela), mais de rêver au sommet des montagnes ; elle tomba dans un spleen qui n’était pas sans analogie avec le nôtre. Il y avait pourtant de bien belles herbes dans le préau, et des plantes aromatiques, naguère cultivées par les chartreux, croissaient encore dans les rigoles de notre parterre : rien ne la consola de sa captivité. Elle errait éperdue et désolée dans les cloîtres, poussant des gémissements à fendre les pierres. Nous lui donnâmes pour compagne une grosse brebis dont la laine blanche et touffue avait six pouces de long, une de ces brebis comme on n’en voit chez nous que sur la devanture des marchands de joujoux ou sur les éventails de nos grand’mères. Cette excellente compagne lui rendit un peu de calme, et nous donna elle-même un lait assez crémeux. Mais à elles deux, et quoique bien nourries, elles en fournissaient une si petite quantité, que nous nous méfiâmes des fréquentes visites que la Maria-Antonia, la niña et la Catalina rendaient à notre bétail. Nous le mîmes sous clef dans une petite cour au pied du clocher, et nous eûmes le soin de traire nous-mêmes. Ce lait, des plus légers, mêlé à du lait d’amandes que nous pilions alternativement, mes enfants et moi, faisait une tisane assez saine et assez agréable. Nous n’en pouvions guère avoir d’autre. Toutes les drogues de Palma étaient d’une malpropreté intolérable. Le sucre mal raffiné qu’on y apporte d’Espagne est noir, huileux, et doué d’une vertu purgative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude.

Un jour nous nous crûmes sauvés, parce que nous aperçûmes des violettes dans le jardin d’un riche fermier. Il nous permit d’en cueillir de quoi faire une infusion, et, quand nous eûmes fait notre petit paquet, il nous le fit payer à raison d’un sou par violette : un sou majorquin, qui vaut trois sous de France.

À ces soins domestiques se joignait la nécessité de balayer nos chambres et de faire nos lits nous-mêmes quand nous tenions à dormir la nuit ; car la servante majorquine ne pouvait y toucher sans nous communiquer aussitôt, avec une intolérable prodigalité, les mêmes propriétés que mes enfants s’étaient tant réjouis de pouvoir observer sur le dos d’un poulet rôti. Il nous restait à peine quelques heures pour travailler et pour nous promener ; mais ces heures étaient bien employées. Les enfants étaient attentifs à la leçon, et nous n’avions ensuite qu’à mettre le nez hors de notre tanière pour entrer dans les paysages les plus variés et les plus admirables. À chaque pas, au milieu du vaste cadre des montagnes, s’offrait un accident pittoresque, une petite chapelle sur un rocher escarpé, un bosquet de rosages jeté à pic sur une pente lézardée, un ermitage auprès d’une source pleine de grands roseaux, un massif d’arbres sur d’énormes fragments de roches mousseuses et brodées de lierre. Quand le soleil daignait se montrer un instant, toutes ces plantes, toutes ces pierres et tous ces terrains lavés par la pluie prenaient une couleur éclatante et des reflets d’une incroyable fraîcheur.

Nous fîmes surtout deux promenades remarquables. Je ne me rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu’elle fût magnifique d’aspects. Mais notre malade, alors bien portant (c’était au commencement de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner, et en ressentit une fatigue qui détermina l’invasion de sa maladie.