Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/242

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
SPIRIDION.

m’ordonna de m’éloigner. J’essayai d’obéir : je n’avais plus la force de marcher, je n’avais plus celle de vivre. Je perdis l’équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma chute par-dessus la rampe, et du haut de la tour me briser sur le pavé. Le père Alexis s’élança vers moi avec la force et l’agilité d’un chat. Il me saisit, et me soutenant dans ses bras :

« Qu’avez-vous donc ? me dit-il d’un ton brusque, mais plein de sollicitude. Êtes-vous malade, êtes-vous désespéré, êtes-vous fou ? »

Je balbutiai quelques paroles, et, cachant ma tête dans sa poitrine, je fondis en larmes. Il m’emporta alors comme si j’eusse été un enfant au berceau, et, entrant dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta mes tempes d’une liqueur spiritueuse et en humecta mes narines et mes lèvres froides. Puis, voyant que je reprenais mes esprits, il m’interrogea avec douceur. Alors je lui ouvris mon âme tout entière : je lui racontai les angoisses auxquelles on m’abandonnait, jusqu’à me refuser le secours de la confession. Je protestai de mon innocence, de mes bonnes intentions, de ma patience, et je me plaignis amèrement de n’avoir pas un seul ami pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve au-dessus de mes forces.

Il m’écouta d’abord avec un reste de crainte et de méfiance ; puis son front austère s’éclaircit peu à peu ; et, comme j’achevais le récit de mes peines, je vis de grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.

— Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu’ils m’ont fait souffrir ! victime, victime de l’ignorance et de l’imposture ! »

À ces paroles, je crus reconnaître la voix que j’avais entendue dans la sacristie ; et, cessant de m’en inquiéter, je ne songeai point à lui demander l’explication de cette aventure ; seulement je fus frappé du sens de cette exclamation ; et, voyant qu’il demeurait comme plongé en lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore sa voix amie, si douce à mon oreille, si chère à mon cœur au milieu de ma détresse.

« Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que vous faisiez quand vous êtes entré dans un cloître ? Vous êtes-vous bien dit que c’était enfermer votre jeunesse dans la nuit du tombeau et vous résoudre à vivre dans les bras de la mort ?

— Ô mon père, lui dis-je, je l’ai compris, je l’ai résolu, je l’ai voulu, et je le veux encore ; mais c’était à la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie de la chair que je consentais à mourir.

— Ah ! tu as cru, enfant, qu’on te laisserait celle de l’âme ! tu t’es livré à des moines, et tu as pu le croire !

— J’ai voulu donner la vie à mon âme, j’ai voulu élever et purifier mon esprit, afin de vivre de Dieu, dans l’esprit de Dieu ; mais voilà que, au lieu de m’accueillir et de m’aider, on m’arrache violemment du sein de mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du désespoir…

— « Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior ! » dit le moine d’un air sombre en s’asseyant sur son grabat ; et, croisant ses bras maigres sur sa poitrine, il tomba dans la méditation.

Puis se levant et marchant dans sa cellule avec activité :

« Comment vous nomme-t-on ? me dit-il.

— Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer, » répondis-je. Mais il n’écouta pas ma réponse, et après un instant de silence :

« Vous vous êtes trompé, me dit-il ; si vous voulez être moine, si vous voulez habiter le cloître, il faut changer toutes vos idées ; autrement vous mourrez !

— Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le miel de la grâce, pour avoir cru, pour avoir espéré, pour avoir dit : « Seigneur, aimez-moi ! »

— Oui, pour cela tu mourras ! répondit-il d’une voix forte en promenant autour de lui des regards farouches ; puis il retomba encore dans sa rêverie, et ne fit plus attention à moi. Je commençais à me trouver mal à l’aise auprès de lui ; ses paroles entrecoupées, son aspect rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité suivis aussitôt d’une profonde indifférence, tout en lui avait un caractère d’aliénation. Tout d’un coup il renouvela sa question, et me dit d’un ton presque impérieux :

« — Votre nom ?

« — Angel, répondis-je avec douceur.

« — Angel ! s’écria-t-il en me regardant d’un air inspiré. Il m’a été dit : « Vers la fin de tes jours un ange te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à la flèche qui lui traversera le cœur. Il viendra te trouver, et il te dira : Retire-moi cette flèche qui me donne la mort… Et si tu lui retires cette flèche, aussitôt celle qui te traverse tombera, ta plaie sera fermée, et tu vivras ».

« — Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte, je ne l’ai rencontré nulle part.

« — C’est que tu connais peu de choses, me répondit-il en posant amicalement sa main sur ma tête ; c’est que tu n’as point encore rencontré la main qui doit guérir ta blessure ; moi je comprends la parole de l’Esprit, et je te connais. Tu es celui qui devait venir vers moi ; je te reconnais à cette heure, et ta chevelure est blonde comme la chevelure de celui qui t’envoie. Mon fils, sois béni, et que le pouvoir de l’Esprit s’accomplisse en toi… Tu es mon fils bien-aimé, et c’est en toi que je mettrai toute mon affection. »

Il me pressa sur son sein, et levant les yeux au ciel, il me parut sublime. Son visage prit une expression que je n’avais vue que dans ces têtes de saints et d’apôtres, chefs-d’œuvre de peinture qui ornaient l’église du couvent. Ce que j’avais pris pour de l’égarement eut à mes yeux le caractère de l’inspiration. Je crus voir un archange, et, pliant les deux genoux, je me prosternai devant lui.

Il m’imposa les mains, en disant :

« Cesse de souffrir ! que la flèche acérée de la douleur cesse de déchirer ton sein ; que le dard empoisonné de l’injustice et de la persécution cesse de percer ta poitrine ; que le sang de ton cœur cesse d’arroser des marbres insensibles. Sois consolé, sois guéri, sois fort, sois béni. Lève-toi !

Je me relevai et sentis mon âme inondée d’une telle consolation, mon esprit raffermi par une espérance si vive, que je m’écriai :

« Oui, un miracle s’est accompli en moi, et je reconnais maintenant que vous êtes un saint devant le Seigneur.

— Ne parle pas ainsi, mon enfant, d’un homme faible et malheureux, me dit-il avec tristesse ; je suis un être ignorant et borné, dont l’Esprit a eu pitié quelquefois. Qu’il soit loué à cette heure, puisque j’ai eu la puissance de te guérir. Va en paix ; sois prudent, ne me parle en présence de personne, et ne viens me voir qu’en secret.

— Ne me renvoyez pas encore, mon père, lui dis-je ; car qui sait quand je pourrai revenir ? Il y a des peines si sévères contre ceux qui approchent de votre laboratoire, que je serai peut-être bien longtemps avant de pouvoir goûter de nouveau la douceur de votre entretien.

— Il faut que je te quitte et que je consulte, répondit le père Alexis. Il est possible qu’on te persécute pour la tendresse que tu vas m’accorder ; mais l’Esprit te donnera la force de vaincre tous les obstacles, car il m’a prédit ta venue, et ce qui doit s’accomplir est dit. »

Il se rassit sur son fauteuil, et tomba dans un profond sommeil. Je contemplai longtemps sa tête, empreinte d’une sérénité et d’une beauté surnaturelle, bien différente en ce moment de ce qu’elle m’était apparue d’abord ; puis, baisant avec amour le bord de sa robe grise, je me retirai sans bruit.

Quand je ne fus plus sous le charme de sa présence, ce qui s’était passé entre lui et moi me fit l’effet d’un songe. Moi, si croyant, si orthodoxe dans mes études et dans mes intentions ; moi, que le seul mot d’hérésie faisait frémir de crainte et d’horreur, par quelles paroles avais-je donc été fasciné, et par quelle formule avais-je laissé unir clandestinement ma destinée à cette destinée inconnue ? Alexis m’avait soufflé l’esprit de révolte con-