Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
SPIRIDION.

de la terre, comme il descend sur nous à cette heure des rayons d’or du soleil. Ne crains pas, mon fils ; là où est l’Esprit, là aussi sont la lumière, la chaleur et la vie. »

Je voulus lui parler encore ; il me fit signe avec douceur de ne pas le troubler ; et, s’asseyant dans son fauteuil, il tomba dans une contemplation intérieure durant laquelle son front chauve et ses yeux abaissés vers la terre offrirent l’image de la plus auguste sérénité. Il y avait en lui, à coup sûr, une vertu inconnue qui subjuguait toutes mes répugnances et dominait toutes mes craintes. Je l’aimais plus qu’un fils n’a jamais aimé son père. Ses maux étaient les miens, et, s’il eût été damné, malgré mon sincère désir de plaire à Dieu, j’eusse voulu partager cette damnation. Jusque-là j’avais été rongé de scrupules ; mais désormais le sentiment de son danger donnait tant de force à ma tendresse que je ne connaissais plus l’incertitude. Mon choix était fait entre la voix de ma conscience et le cri de son angoisse ; ma sollicitude prenait un caractère tout humain, je l’avoue. S’il ne peut être sauvé dans l’autre vie, me disais-je, qu’il achève du moins paisiblement celle-ci ; et, si je dois être à jamais châtié de ce vœu, la volonté de Dieu soit faite !…

Le soir, comme il s’assoupissait doucement et que j’achevais ma prière à côté de son lit, la porte s’ouvrit brusquement, et une figure épouvantable vint se placer en face de moi. Je demeurai terrifié au point de ne pouvoir articuler un son ni faire un mouvement. Mes cheveux se dressaient sur ma tête et mes yeux restaient attachés sur cette horrible apparition comme ceux de l’oiseau fasciné par un serpent. Mon maître ne s’éveillait point, et l’odieuse chose était immobile au pied de son lit. Je fermai les yeux pour ne plus la voir et pour chercher ma raison et ma force au fond de moi-même. Je rouvris les yeux, elle était toujours là. Alors je fis un grand effort pour crier ; et, un râlement sourd sortant de ma poitrine, mon maître s’éveilla. Il vit cela devant lui, et, au lieu de témoigner de l’horreur ou de l’effroi, il dit seulement du ton d’un homme un peu étonné :

« Ah ! ah !

— Me voici, car tu m’as appelé, dit le fantôme.

— Mon maître haussa les épaules, et se tournant vers moi :

— Tu as peur ? me dit-il ; tu prends cela pour un esprit, pour le diable, n’est-ce pas ? Non, non ; les esprits ne revêtent pas cette forme, et, s’il en était d’aussi sottement laids, ils n’auraient pas le pouvoir de se montrer aux hommes. La raison humaine est sous la garde de l’esprit de sagesse. Ceci n’est point une vision, ajouta-t-il en se levant et en s’approchant du fantôme ; ceci est un homme de chair et d’os. Allons, ôtez ce masque, dit-il en saisissant le spectre à la gorge, et ne pensez pas que cette crapuleuse mascarade puisse m’épouvanter. »

Alors, secouant ce fantôme avec une main de fer, il le fit tomber sur les genoux ; et, Alexis lui arrachant son masque, je reconnus le frère convers qui m’avait chassé de l’église, et qui avait nom Dominique.

« Prends la lampe ! me dit Alexis d’une voix forte et l’œil étincelant d’une joie ironique. Marche devant moi ; il faut que j’aie raison de cette abomination. Allons, dépêche-toi ! obéis ! as-tu moins de force et de courage qu’un lièvre ! »

J’étais encore si bouleversé que ma main tremblait et ne pouvait soutenir la lampe.

« Ouvre la porte, » me dit mon maître d’un ton impérieux.

J’obéis ; mais, en le voyant traîner, comme un haillon sur le pavé, le misérable Dominique, je fus saisi d’horreur ; car le père Alexis avait, dans l’indignation, des instants de violence effrénée, et je crus qu’il allait précipiter le prétendu démon par-dessus la rampe du dôme.

« Grâce ! grâce ! mon père, lui dis-je en me mettant devant lui. Ne souillez pas vos mains de sang. »

Le père Alexis haussa les épaules et dit :

« Tu es insensé ! Puisque tu ne veux pas marcher devant, suis-moi ! »

Et, traînant toujours le convers, qui était pourtant un homme robuste, mais qui semblait terrassé par une force surhumaine, il descendit rapidement l’escalier. Alors je repris courage et le suivis. Au bruit que nous faisions, plusieurs personnes, qui attendaient sans doute au bas de l’escalier le résultat des aveux que le faux démon prétendait arracher à mon maître, se montrèrent ; mais, en voyant une scène si différente de ce qu’elles attendaient, elles s’enveloppèrent dans leurs capuchons et s’enfuirent dans les ténèbres. Nous eûmes le temps de remarquer à leurs robes que c’étaient des frères convers et des novices. Aucun des pères ne s’était compromis dans cette farce sacrilége, dirigée cependant, comme nous le sûmes depuis, par des ordres supérieurs.

Alexis marchait toujours à grands pas, traînant son prisonnier. De temps en temps celui-ci faisait des efforts pour se dégager de sa main formidable ; mais le père, s’arrêtant, lui imprimait un mouvement de strangulation, et le faisait rouler sur les degrés. Les ongles d’Alexis étaient imprégnés de sang, et les yeux de Dominique sortaient de leurs orbites. Je les suivais toujours, et ainsi nous arrivâmes au bas du grand escalier qui donnait sur le cloître. Là était suspendue la grosse cloche que l’on ne sonnait qu’à l’agonie des religieux, et que l’on appelait l’articulo mortis. Tenant toujours d’une main son démon terrassé, Alexis se mit à sonner de l’autre avec une telle vigueur que tout le monastère en fut ébranlé. Bientôt nous entendîmes ouvrir précipitamment les portes des cellules, et tous les escaliers se remplirent de bruit. Les moines, les novices, les serviteurs, toute la maison accourait, et bientôt le cloître fut plein de monde. Toutes ces figures effarées et en désordre, éclairées seulement par la lueur tremblante de ma lampe, offraient l’aspect des habitants de la vallée de Josaphat s’éveillant du sommeil de la mort au son de la trompette du jugement. Le père sonnait toujours, et en vain on l’accablait de questions, en vain on voulait arracher de ses mains le malheureux Dominique : il était animé d’une force surnaturelle ; il faisait face à cette foule, et la dominant du bruit de son tocsin et de sa voix de tonnerre :

« Il me manque quelqu’un, disait-il ; quand il sera ici, je parlerai, je me soumettrai, mais je ne cesserai de sonner qu’il ne soit descendu comme les autres. »

Enfin le Prieur parut le dernier, et le père Alexis cessa d’agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet instant, debout, les yeux étincelants, l’air victorieux, et tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu’on l’eût pris pour l’archange Michel terrassant le démon. Tout le monde le regardait immobile ; pas un souffle ne s’entendait sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard, élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en s’adressant au Prieur :

« Mon père, voyez ce qui se passe ! Pendant que j’agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison, et qui s’appellent mes frères, viennent assiéger mon dernier soupir d’une lâche curiosité et d’une supercherie infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique ! (Et en disant cela il élevait assez haut la tête du convers pour que toute l’assemblée fût bien à même de le reconnaître.) Ils l’envoient, affublé d’un déguisement hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille d’une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon sommeil, de mon dernier sommeil peut-être ! Qu’espéraient-ils ? m’épouvanter, glacer par une apparition terrifiante mon esprit qu’ils supposaient abattu, et arracher à mon délire de honteuses paroles et d’horribles secrets ? Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon père, et depuis quand n’est-il plus permis au pêcheur de passer dans le silence et dans la paix son heure suprême ? S’ils eussent eu affaire à un faible d’esprit, et qu’ils m’eussent tué par cette vision infernale sans me laisser le temps de me reconnaître et d’invoquer le Seigneur, sur qui, dites-moi, aurait dû tomber le poids de ma damnation ? Ô vous tous, hommes de bonne volonté qui vous trouvez ici, ce n’est pas pour moi que je parle, pour moi qui vais mourir ; c’est pour vous qui survivez, c’est pour que vous puissiez boire tranquillement le ca-