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SPIRIDION.

avaient facilement adopté le genre d’existence qu’il leur avait donné, et s’étaient conformés volontiers à ses désirs. Mais, à mesure qu’ils s’habituèrent à l’opulence, ils devinrent moins laborieux, et se laissèrent peu à peu aller aux défauts et aux vices dont ils avaient vu autrefois l’exemple chez leurs confrères plus riches, et dont peut-être ils avaient conservé en eux-mêmes le germe. La frugalité fit place à l’intempérance, l’activité à la paresse, la charité à l’égoïsme ; le jour n’eut plus de prières, la nuit plus de veilles ; la médisance et la gourmandise trônèrent dans le couvent comme deux reines impures ; l’ignorance et la grossièreté y pénétrèrent à leur suite, et firent du temple destiné aux vertus austères et aux nobles travaux un réceptacle de honteux plaisirs et de lâches oisivetés.

« Hébronius, endormi dans sa confiance et perdu dans ses profondes spéculations, ne s’apercevait pas du ravage que faisaient autour de lui les misérables instincts de la matière. Quand il ouvrit les yeux, il était déjà trop tard : n’ayant pas vu la transition par laquelle toutes ces âmes vulgaires étaient allées du bien au mal ; trop éloigné d’elles par la grandeur de sa nature pour pouvoir comprendre leurs faiblesses, il se prit pour elles d’un immense dédain ; et, au lieu de se baisser vers les pécheurs avec indulgence et de chercher à les ramener à leur vertu première, il s’en détourna avec dégoût, et dressa vers le ciel sa tête désormais solitaire. Mais, comme l’aigle blessé qui monte au soleil avec le venin d’un reptile dans l’aile, il ne put, dans la hauteur de son isolement, se débarrasser des révoltantes images qui avaient surpris ses yeux. L’idée de la corruption et de la bassesse vint se mêler à toutes ses méditations théologiques, et s’attacher, comme une lèpre honteuse, à l’idée de la religion. Il ne put bientôt plus séparer, malgré sa puissance d’abstraction, le catholicisme des catholiques. Cela l’amena, sans qu’il s’en aperçût, à le considérer sous ses côtés les plus faibles, comme il l’avait jadis considéré sous les plus forts, et à en rechercher, malgré lui, les possibilités mauvaises. Avec le génie investigateur et la puissante faculté d’analyse dont il était doué, il ne fut pas longtemps à les trouver ; mais, comme ces magiciens téméraires qui évoquaient des spectres et tremblaient à leur apparition, il s’épouvanta lui-même de ses découvertes. Il n’avait plus cette fougue de la première jeunesse qui le poussait toujours en avant ; et il se disait que, cette troisième religion une fois détruite, il n’en aurait plus aucune sous laquelle il pût s’abriter. Il s’efforça donc de raffermir sa foi, qui commençait à chanceler, et pour cela il se mit à relire les plus beaux écrits des défenseurs contemporains de l’Église. Il revint naturellement à Bossuet ; mais il était déjà à un autre point de vue, et ce qui lui avait autrefois paru concluant et sans réplique lui semblait maintenant controversable ou niable en bien des points. Les arguments du docteur catholique lui rappelèrent les objections des protestants ; et la liberté d’examen, qu’il avait autrefois dédaignée, rentra victorieusement dans son intelligence. Obligé de lutter individuellement contre la doctrine infaillible, il cessa de nier l’autorité de la raison individuelle. Bientôt, même, il en fit un usage plus audacieux que tous ceux qui l’avaient proclamée. Il avait hésité au début ; mais, une fois son élan pris, il ne s’arrêta plus. Il remonta de conséquence en conséquence jusqu’à la révélation elle-même, l’attaqua avec la même logique que le reste, et força de redescendre sur la terre cette religion qui voulait cacher sa tête dans les cieux. Lorsqu’il eut livré à la foi cette bataille décisive, il continua presque forcément sa marche et poursuivit sa victoire ; victoire funeste, qui lui coûta bien des larmes et bien des insomnies. Après avoir dépouillé de sa divinité le père du christianisme, il ne craignit pas de demander compte à lui et à ses successeurs de l’œuvre humaine qu’ils avaient accomplie. Le compte fut sévère. Hébronius alla au fond de toutes les choses. Il trouva beaucoup de mal mêlé à beaucoup de bien, et de grandes erreurs à de grandes vérités. Le grand champ catholique avait porté autant d’ivraie, peut-être, que de pur froment. Dans la nature d’esprit d’Hébronius, l’idée d’un Dieu pur esprit, tirant de lui-même un monde matériel et pouvant le faire rentrer en lui par un anéantissement pareil à sa création, lui semblait être le produit d’une imagination malade, pressée d’enfanter une théologie quelconque ; et voici ce qu’il se disait souvent : — Organisé comme il l’est, l’homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d’après ses perceptions, peut-il concevoir qu’on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien ? Et sur cette base, quel édifice se trouve bâti ? Que vient faire l’homme sur ce monde matériel que le pur esprit a tiré de lui-même ? Il a été tiré et formé de la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l’avenir, pour être soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait d’avance l’issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu’il n’a pu s’empêcher de commettre.

« Cette pensée des hommes appelés, sans leur consentement, à une vie de périls et d’angoisses, suivie pour la plupart de souffrances éternelles et inévitables, arrachait à l’âme droite d’Hébronius des cris de douleur et d’indignation. — Oui, s’écriait-il, oui, chrétiens, vous êtes bien les descendants de ces Juifs implacables qui, dans les villes conquises, massacraient jusqu’aux enfants des femmes et aux petits des brebis ; et votre Dieu est le fils agrandi de ce Jéhovah féroce qui ne parlait jamais à ses adorateurs que de colère et de vengeance !

« Il renonça donc sans retour au christianisme ; mais, comme il n’avait plus de religion nouvelle à embrasser à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore d’inconstance et d’apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu’il avait intérieurement abjuré. Mais ce n’était pas assez d’avoir quitté l’erreur ; il aurait encore fallu trouver la vérité. Hébronius avait beau tourner les yeux autour de lui, il ne voyait rien qui y ressemblât. Alors commença pour lui une suite de souffrances inconnues et terribles. Placé face à face avec le doute, cet esprit sincère et religieux s’épouvanta de son isolement, et se prit à suer l’eau et le sang, comme le Christ sur la montagne, à la vue de son calice. Et comme il n’avait d’autre but et d’autre désir que la vérité, que rien hors elle ne l’intéressait ici-bas, il vivait absorbé dans ses douloureuses contemplations ; ses regards erraient sans cesse dans le vague qui l’entourait comme un océan sans bornes, et il voyait l’horizon reculer sans cesse devant lui à mesure qu’il voulait le saisir. Perdu dans cette immense incertitude, il se sentait pris peu à peu de vertige, et se mettait à tourbillonner sur lui-même. Puis, fatigué de ses vaines recherches et de ses tentatives sans espérance, il retombait affaissé, morne et désorganisé, ne vivant plus que par la sourde douleur qu’il ressentait sans la comprendre.

« Pourtant il conservait encore assez de force pour ne rien laisser voir au dehors de sa misère intérieure. On soupçonnait bien, à la pâleur de son front, à sa lente et mélancolique démarche, à quelques larmes furtives qui glissaient de temps en temps sur ses joues amaigries, que son âme était fortement travaillée, mais on ne savait par quoi. Le manteau de sa tristesse cachait à tous les yeux le secret de sa blessure. Comme il n’avait confié à personne la cause de son mal, personne n’aurait pu dire s’il venait d’une incrédulité désespérée ou d’une foi trop vive que rien sur la terre ne pouvait assouvir. Le doute, à cet égard, n’était même guère possible. L’abbé Spiridion accomplissait avec une si irréprochable exactitude toutes les pratiques extérieures du culte et tous ses devoirs visibles de parfait catholique, qu’il ne laissait ni prise à ses ennemis ni prétexte à une accusation plausible. Tous les moines, dont sa rigide vertu contenait les vices et dont ses austères labeurs condamnaient la lâche paresse, blessés à la fois dans leur égoïsme et dans leur vanité, nourrissaient contre lui une haine implacable, et cherchaient avidement les moyens de le perdre ; mais, ne trouvant pas dans sa conduite l’ombre d’une