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SPIRIDION.

il m’arrivait de formuler une prière assez étrange, et dont la naïveté me ferait sourire aujourd’hui, si elle ne rappelait des souffrances profondes. « Ô toi ! disais-je, toi qui n’as pas de nom, et qui résides dans l’inaccessible ! toi qui es trop grand pour m’écouter, trop loin pour m’entendre, trop parfait pour m’aimer, trop fort pour me plaindre !… je t’invoque sans espoir d’être exaucé, parce que je sais que je ne dois rien te demander, et que je n’ai qu’une manière de mériter ici bas, qui est de vivre et de mourir inaperçu, sans orgueil, sans révolte et sans colère, de souffrir sans me plaindre, d’attendre sans désirer, d’espérer sans prétendre à rien… »

« Alors je m’interrompais, épouvanté de la triste destinée humaine qui se présentait à moi, et que ma prière, pur reflet de ma pensée, résumait en des termes si décourageants et si douloureux. Je me demandais à quoi bon aimer un Dieu insensible, qui laisse à l’homme le désir céleste, pour lui faire sentir toute l’horreur de sa captivité ou de son impuissance, un Dieu aveugle et sourd, qui ne daigne pas même commander à la foudre, et qui se tient tellement caché dans la pluie d’or de ses soleils et de ses mondes qu’aucun de ces soleils et aucun de ces mondes ne le connaît ni ne l’entend. Oh ! j’aimais mieux l’oracle des Juifs, la voix qui parlait à Moïse sur le Sinaï ; j’aimais mieux l’esprit de Dieu sous la forme d’une colombe sacrée, ou le fils de Dieu devenu un homme semblable à moi ! Ces dieux terrestres m’étaient accessibles. Tendres ou menaçants, ils m’écoutaient et me répondaient. Les colères et les vengeances du sombre Jéhovah m’effrayaient moins que l’impassible silence et la glaciale équité de mon nouveau maître.

« C’est alors que je sentis profondément le vide et le vague de cette philosophie, de mode à cette époque-là, qu’on appelait le théisme ; car, il faut bien l’avouer, j’avais déjà cherché le résumé de mes études et de mes réflexions dans les écrits des philosophes mes contemporains. J’eusse dû m’en abstenir sans doute, car rien n’était plus contraire à la disposition d’esprit où j’étais alors. Mais comment l’eussé-je prévu ? Ne devais-je pas penser que les esprits les plus avancés de mon siècle sauraient mieux que moi la conclusion à tirer de toute la science et de toute l’expérience du passé ? Ce passé, tout nouveau pour moi, était un aliment mal digéré dont les médecins seuls pouvaient connaître l’effet ; et les hommes studieux et naïfs qui vivent dans l’ombre ont la simplicité de croire que les écrits contemporains qu’un grand éclat accompagne sont la lumière et l’hygiène du siècle. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, malgré toutes mes préventions en faveur de ces illustres écrivains français dont les fureurs du Vatican nous apprenaient la gloire et les triomphes, je tins dans mes mains avides une de ces éditions à bas prix que la France semait jusque sur le terrain papal, et qui pénétraient dans le secret des cloîtres, même sans beaucoup de mystère ! Je crus rêver en voyant une critique si grossière, un acharnement si aveugle, tant d’ignorance ou de légèreté : je craignis d’avoir porté dans cette lecture un reste de prévention en faveur du christianisme ; je voulus connaître tout ce qui s’écrivait chaque jour. Je ne changeai pas d’avis sur le fond ; mais j’arrivai à apprécier beaucoup l’importance et l’utilité sociale de cet esprit d’examen et de révolte, qui préparait la ruine de l’inquisition et la chute de tous les despotismes sanctifiés. Peu à peu j’arrivai à me faire une manière d’être, de voir et de sentir, qui, sans être celle de Voltaire et de Diderot, était celle de leur école. Quel homme a jamais pu s’affranchir, même au fond des cloîtres, même au sein des thébaïdes, de l’esprit de son siècle ? J’avais d’autres habitudes, d’autres sympathies, d’autres besoins que les frivoles écrivains de mon époque ; mais tous les vœux et tous les désirs que je conservais étaient stériles ; car je sentais l’imminence providentielle d’une grande révolution philosophique, sociale et religieuse ; et ni moi ni mon siècle n’étions assez forts pour ouvrir à l’humanité le nouveau temple où elle pourrait s’abriter contre l’athéisme, contre le froid et la mort.

« Insensiblement je me refroidis à mon tour jusqu’à douter de moi-même. Il y avait longtemps que je doutais de la bonté et de la tendresse paternelle de Dieu. J’en vins à douter de l’amour filial que je sentais pour lui. Je pensai que ce pouvait être une habitude d’esprit que l’éducation m’avait donnée, et qui n’avait pas plus son principe dans la nature de mon être que mille autres erreurs suggérées chaque jour aux hommes par la coutume et le préjugé. Je travaillai à détruire en moi l’esprit de charité avec autant de soin que j’en avais mis jadis à développer le feu divin dans mon cœur. Alors je tombai dans un ennui profond, et, comme un ami qui ne peut vivre privé de l’objet de son affection, je me sentis dépérir et je traînai ma vie comme un fardeau.

« Au sein de ces anxiétés, de ces fatigues, six années étaient déjà consumées. Six années, les plus belles et les plus viriles de ma vie, étaient tombées dans le gouffre du passé sans que j’eusse fait un pas vers le bonheur ou la vertu. Ma jeunesse s’était écoulée comme un rêve. L’amour de l’étude semblait dominer toutes mes autres facultés. Mon cœur sommeillait ; et, si je n’eusse senti quelquefois, à la vue des injustices commises contre mes frères et à la pensée de toutes celles qui se commettent sans cesse à la face du ciel, de brûlantes colères et de profonds déchirements, j’eusse pu croire que la tête seule vivait en moi et que mes entrailles étaient insensibles. À vrai dire, je n’eus point de jeunesse, tant les enivrements contre lesquels j’ai vu les autres religieux lutter si péniblement passèrent loin de moi. Chrétien, j’avais mis tout mon amour dans la Divinité ; philosophe, je ne pus reporter mon amour sur les créatures, ni mon attention sur les choses humaines.

« Tu te demandes peut-être, Angel, ce que le souvenir de Fulgence et la pensée de Spiridion étaient devenus parmi tant de préoccupations nouvelles. Hélas ! j’étais bien honteux d’avoir pris à la lettre les visions de ce vieillard et de m’être laissé frapper l’imagination au point d’avoir eu moi-même la vision de cet Hébronius. La philosophie moderne accablait d’un tel mépris les visionnaires que je ne savais où me réfugier contre le mortifiant souvenir de ma superstition. Tel est l’orgueil humain, que même lorsque la vie intérieure s’accomplit dans un profond mystère, et sans que les erreurs et les changements de l’homme aient d’autre témoin que sa conscience, il rougit de ses faiblesses et voudrait pouvoir se tromper lui-même. Je m’efforçais d’oublier ce qui s’était passé en moi à cette époque de trouble où une révolution avait été imminente dans tout mon être, et où la sève trop comprimée de mon esprit avait fait irruption avec une sorte de délire. C’est ainsi que je m’expliquais l’influence de Fulgence et d’Hébronius sur mon abandon du christianisme. Je me persuadais (et peut-être ne me trompais-je pas) que ce changement était inévitable ; qu’il était pour ainsi dire fatal, parce qu’il était dans la nature de mon esprit de progresser en dépit de tout et à propos de tout. Je me disais que soit une cause, soit une autre, soit la fable d’Hébronius, soit tout autre hasard, je devais sortir du christianisme, parce que j’avais été condamné, en naissant, à chercher la vérité sans relâche et peut-être sans espoir. Brisé de fatigue, atteint d’un profond découragement, je me demandais si le repos que j’avais perdu valait la peine d’être reconquis. Ma foi naïve était déjà si loin, il me semblait que j’avais commencé si jeune à douter que je ne me souvenais presque plus du bonheur que j’avais pu goûter dans mon ignorance. Peut-être même n’avais-je jamais été heureux par elle. Il est des intelligences inquiètes auxquelles l’inaction est un supplice et le repos un opprobre. Je ne pouvais donc me défendre d’un certain mépris de moi-même en me contemplant dans le passé. Depuis que j’avais entrepris mon rude labeur je n’avais pas été plus heureux, mais du moins je m’étais senti vivre ; et je n’avais pas rougi de voir la lumière, car j’avais labouré de toutes mes forces le champ de l’espérance. Si la moisson était maigre, si le sol était aride, ce n’était pas la faute de mon courage, et je pouvais être une victime respectable de l’humaine impuissance.

« Je n’avais pourtant pas oublié l’existence du manuscrit précieux peut-être, et, à coup sûr, fort curieux,