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SPIRIDION.

la générosité ? Est-ce ainsi que vous observez mes statuts ? Est-ce là l’esprit que j’ai cherché à laisser parmi vous ? Est-ce ainsi que je vous retrouve, après vous avoir quittés quelque temps ? »

« Alors il s’adressa à moi en particulier, et me montrant aux autres :

« Voici, dit-il, le plus coupable d’entre vous ; car celui-là est déjà un homme par l’esprit, et il connaît le mal qu’il fait. C’est lui dont l’exemple vous entraîne, parce que vous le savez rempli d’instruction et nourri de sagesse. Vous l’estimez tous, mais il s’estime encore plus lui-même. Méfiez-vous de lui, c’est un orgueilleux, et l’orgueil l’a rendu sourd à la voix de sa conscience.

« Et comme j’étais triste et rempli de honte, il me gourmanda fortement, mais en prenant mes mains avec une effusion de courroux paternel ; et tout en me reprochant mon égoïsme, tout en me disant que j’avais sacrifié le sentiment de la justice et l’amour de la vérité au vain plaisir de m’instruire dans les sciences, il s’émut, et je vis que des larmes inondaient son visage. Les miennes coulèrent avec abondance, car je sentis les aiguillons du repentir et tous les déchirements d’un cœur brisé. Il me serra alors contre son cœur avec tendresse, mais avec douleur, et il me dit à plusieurs reprises :

« Je pleure sur toi, car c’est à toi-même que tu as fait le plus grand mal, et ta vie tout entière est condamnée à expier cette faute. Avais-tu donc le droit de t’isoler au milieu de tes frères, et de dire : Tout le mal qui se fera désormais ici me sera indifférent, parce que je n’ai pas la même croyance que ceux-ci, parce qu’ils méritent d’être traités comme des chiens, et que je n’estime ici que moi, mon repos, mon plaisir, mes livres, ma liberté ? Ô Alexis ! malheureux enfant ! tu seras un vieillard infortuné ; car tu as perdu le sentiment du bien et la haine du mal ; parce que tu as souffert en silence le triomphe de l’iniquité ; parce que tu as préféré la satisfaction à ton devoir, et que tu as édifié de tes mains le trône de Baal dans ce coin de la société humaine où tu t’étais retiré pour cultiver le bien et servir le vrai Dieu !

« Je m’agitai avec angoisse dans mon lit pour échapper à ces reproches, mais je ne pus réussir à m’éveiller ; ils me poursuivaient avec une vraisemblance, une suite et un à-propos si extraordinaires ; ils m’arrachaient des larmes si amères, et me couvraient d’une telle confusion, que je ne saurais dire aujourd’hui si c’était un rêve ou une vision. Peu à peu les personnages du rêve reparurent. Donatien s’avança furieux vers Spiridion, dont la voix s’éteignit et dont les traits s’effacèrent. Donatien criait à ses méchants courtisans :

« Détruisez-le ! détruisez-le ! Que vient-il faire parmi les vivants ? Rendez-le à la tombe, rendez-le au néant !

« Alors les moines apportèrent du bois et des torches pour brûler Spiridion ; mais au lieu de celui qui m’avait accablé de ses reproches et arrosé de ses larmes, je ne vis plus que le portrait du fondateur, que les partisans de Donatien arrachaient de son cadre et jetaient sur le bûcher. Dès que le feu eut commencé à consumer la toile, il se fit une horrible métamorphose. Spiridion reparut vivant, se tordant au milieu des flammes et criant :

« Alexis, Alexis ! c’est toi qui me donnes la mort !

« Je m’élançai au milieu du bûcher, et ne trouvai que le portrait qui tombait en cendres. Plusieurs fois la figure vivante d’Hébronius et la toile inanimée qui la représentait se métamorphosèrent l’une dans l’autre à mes yeux stupéfaits : tantôt je voyais la belle chevelure du maître flamboyer dans l’incendie, et ses yeux pleins de souffrance, de colère et de douleur se tourner vers moi ; tantôt je voyais brûler seulement une effigie aux acclamations grossières et aux rires des moines. Enfin je m’éveillai baigné de sueur et brisé de fatigue. Mon oreiller était trempé de mes pleurs. Je me levai, je courus ouvrir ma fenêtre. Le jour naissant dissipa mon sommeil et mes illusions ; mais je restai tout le jour accablé de tristesse, et frappé de la force et de la justesse des reproches qui retentissaient encore dans mes oreilles.

« Depuis ce jour le remords me consuma. Je reconnaissais dans ce rêve la voix de ma conscience qui me criait que dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, c’était un crime d’édifier la puissance du fourbe et d’entrer en marché avec le vice. Cette fois la raison confirmait cet arrêt de la conscience ; elle me montrait dans le passé Spiridion comme un homme juste, sévère, incorruptible, ennemi mortel du mensonge et de l’égoïsme ; elle me disait que là où nous sommes jetés sur la terre, quelque fausse que soit notre position, quelque dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre devoir est de travailler à combattre le mal et à faire triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse et de dignité humaine qui me disait qu’en pareil cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien, il était beau de mourir à la peine en résistant au mal, et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai dans la tristesse. Ces études, dont je m’étais promis tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon âme appesantie s’égara dans de vains sophismes, et chercha inutilement à repousser, par de mauvaises raisons, le mécontentement d’elle-même. Je craignais tellement, dans cette disposition maladive et chagrine, de tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la suite de ces efforts, j’entrai dans une excitation nerveuse pire que l’affaiblissement des facultés. Les fantômes que je craignais de voir dans le sommeil apparurent plus effrayants devant mes yeux ouverts. Il me semblait voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur et d’en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit dans l’église, décidé à voir ce squelette et à toucher ces ossements que mon imagination revêtait, depuis six années, d’une forme céleste, et que ma raison allait restituer à l’éternel néant en les contemplant avec calme.

« J’arrivai à la pierre du Hic est, la levai sans beaucoup de peine, et je commençai à descendre l’escalier ; je me souvenais qu’il avait douze marches. Mais je n’en avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée. J’ignore ce qui se passait en moi : si je ne l’avais éprouvé, je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le froid de la fièvre me saisit ; la peur fit claquer mes dents ; je laissai tomber ma lampe ; je sentis que mes jambes pliaient sous moi.

« Un esprit sincère n’eût pas cherché à surmonter cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une épreuve au-dessus de ses forces ; il eût remis son entreprise à un moment plus favorable ; il eût attendu avec patience et simplicité le rassérénement de ses facultés mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis de moi-même. J’étais indigné de ma faiblesse ; ma volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je continuai à descendre dans les ténèbres ; mais je perdis l’esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.

« Il me sembla que je descendais toujours et que je m’enfonçais dans les profondeurs de l’Érèbe. Enfin, j’arrivai lentement à un endroit uni, et j’entendis une voix lugubre prononcer ces mots qu’elle semblait confier aux entrailles de la terre :

« Il ne remontera pas l’escalier.

« Aussitôt, j’entendis s’élever vers moi, du fond d’abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient sur un rhythme bizarre :

« Détruisons-le ! Qu’il soit détruit ! Que vient-il faire parmi les morts ? Qu’il soit rendu à la souffrance ! Qu’il soit rendu à la vie !

« Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis que j’étais sur la dernière marche d’un escalier aussi vaste que le pied d’une montagne. Derrière moi, il y avait des milliers de degrés de fer rouge ; devant moi, rien que le vide, l’abîme de l’éther, le bleu sombre de la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je