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SPIRIDION.

Ô homme ! travaille à refaire ta société, si elle est mauvaise ; en cela tu imiteras le castor industrieux qui bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est bonne ; en cela tu seras semblable au récif qui se défend contre les flots rongeurs. Si tu t’abandonnes, si tu laisses à la chimère du hasard le soin de ton avenir, si tu subis l’oppression, si tu négliges l’œuvre de la délivrance, tu mourras dans le désert comme la race incrédule d’Israël. Si tu t’endors dans la lâcheté, si tu souffres les maux que l’habitude t’a rendus familiers, afin d’éviter ceux que tu crois éloignés ; si tu endures la soif par méfiance de l’eau du rocher et de la verge du prophète, tu mérites que le ciel t’abandonne et que la mer roule sur toi ses flots indifférents. Oui, oui, le plus grand crime que l’homme puisse commettre, la plus grande impiété dont il puisse souiller sa vie, c’est la paresse et l’indifférence. Ceux qui ont appliqué la sainte parole de résignation à cette soumission couarde et nonchalante, ceux qui ont fait un mérite aux hommes de subir l’insolence et le despotisme d’autres hommes ; ceux-là, dis-je, ont péché ; ce sont de faux prophètes, et ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédictions ! »

« C’est ainsi qu’il parlait tandis que la brise de mer soufflait dans ses longs cheveux noirs. Je n’essaie pas ici de te rendre la force et la concision de sa parole, je ne saurais y atteindre ; le souvenir de ses idées m’est seul resté, et sa figure a été longtemps devant mes yeux après son départ. Je l’accompagnai sur la barque qui le reconduisait à bord du navire. Il me serra la main avec force en me quittant, et ses dernières paroles furent :

« — Eh bien, vous ne voulez pas nous suivre ? »

« Mon cœur tressaillit en cet instant, comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine ; je sentis pour ce jeune homme un élan de sympathie extraordinaire, comme si son énergie avait en moi un reflet ignoré. Mais, en même temps, cette face inconnue de son être qui échappait à ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber sa main blanche et froide comme le marbre. Longtemps je le suivis des yeux, du haut des rochers, d’où je l’apercevais debout sur le tillac, une longue-vue à la main, observant les récifs de la côte : déjà il ne songeait plus à moi. Quand la voile eut disparu à l’horizon, je regrettai de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n’y avais pas songé.

« Quand je me retrouvai seul sur le rivage, il me sembla que la dernière lueur de vie venait de s’éteindre en moi et que je rentrais dans la nuit éternelle. Mon cœur se serra étroitement ; et, quoique le soleil fût ardent sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme environné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve me revinrent à la mémoire, et je les prononçai tout haut dans une sorte de désespoir :

« Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe.

« Je passai le reste de cette journée dans une grande agitation. Tant que ces voyageurs m’avaient encouragé à les suivre, je m’étais senti plus fort que leurs suggestions ; maintenant qu’il n’était plus temps de me raviser, je n’étais pas sûr que mon refus ne fût pas bien plutôt un trait de lâcheté qu’un acte de sagesse. J’étais abattu, incertain ; je jetais des regards sombres autour de moi ; ma robe noire me semblait une chape de plomb ; j’étais accablé de moi-même. Je me traînai jusqu’à mon lit de joncs, et je m’endormis en formant le souhait de ne plus me réveiller.

« Je revis en rêve l’abbé Spiridion, pour la première fois depuis douze ans. Il me sembla qu’il entrait dans la cellule, qu’il passait auprès de l’ermite sans l’éveiller, et qu’il venait s’asseoir familièrement près de moi. Je ne le voyais pas distinctement, et pourtant je le reconnaissais ; j’étais assuré qu’il était là, qu’il me parlait, et je lui retrouvais le même son de voix qu’il avait eu dans mes rêves précédents, malgré le temps qui s’était écoulé depuis le dernier. Il me parla longuement, vivement, et je m’éveillai fort ému ; mais il me fut impossible de me rappeler un mot de ce qu’il m’avait dit. Pourtant j’étais sous l’impression de ses remontrances, et tout le jour je me trouvai languissant et rêveur comme un enfant repris d’une faute dont il ne connaît pas la gravité. Je me promenai poursuivi de l’idée de Spiridion, et ne songeant d’ailleurs plus à la chasser ; elle ne me causait plus d’effroi, quoiqu’elle se liât toujours dans ma pensée à une pensée d’aliénation mentale ; il m’importait assez peu désormais de perdre la raison, pourvu que ma folie fût douce ; et, comme je me sentais porté à la mélancolie, je préférais de beaucoup cet état à la lucidité du désespoir.

« La nuit suivante, je reçus la même visite, je fis le même songe, et le surlendemain aussi. Je commençai à ne plus me demander si c’était là une de ces idées fixes qui s’emparent des cerveaux troublés, ou s’il y avait véritablement un commerce possible entre l’âme des vivants et celle des morts. J’avais, sinon l’esprit, du moins le cœur assez tranquille ; car, depuis un certain temps, je m’appliquais sérieusement à la pratique du bien. J’avais quitté le désir de me rendre plus éclairé et plus habile, pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je me laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu’il m’eût bien coûté, était consommé : j’avais fait pour le mieux. J’ignorais si cette ombre assidue à me visiter était mécontente de mon regret ; mais je n’avais plus peur d’elle, je me sentais assez fort pour ne pas me soucier des morts, moi qui avais pu rompre, à tout jamais, avec les vivants.

« Le quatrième jour, l’ordre formel me vint du haut clergé de retourner à mon couvent. L’évêque de la province avait déjà entendu parler de ma conférence avec des voyageurs dont le rapide passage avait échappé au contrôle de sa police. On craignait que je n’eusse quelques rapports secrets avec des moteurs d’insurrection, ou des étrangers imbus de mauvais principes ; on m’enjoignait de rentrer sur l’heure au monastère. Je cédai à cette injonction avec la plus complète indifférence. Le regret du bon ermite me toucha cependant, quoique son respect pour les ordres supérieurs l’eût empêché d’élever aucune objection contre mon départ, ni de laisser voir aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître parmi les arbres, il me rappela, se jeta dans mes bras, et s’en arracha tout en pleurs pour se précipiter dans son oratoire. Alors je courus après lui à mon tour, et, pour la première fois depuis bien des années, m’agenouillant devant un homme et devant un prêtre, je lui demandai sa bénédiction. Ce fut un éternel adieu ; il mourut l’hiver suivant, dans sa quatre-vingt-dixième année ; c’était un homme trop obscur pour que l’on songeât à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien ne mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la contrée se partagèrent sa robe de bure, et en portent encore de petits morceaux comme des reliques. Les bandits des montagnes, pour lesquels sa porte n’avait jamais été fermée, payèrent un magnifique service funèbre à l’église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.

« Je le quittai vers midi, et prenant le plus long chemin pour retourner au couvent, je suivis les grèves de la mer jusqu’à la plaine, faisant pour la dernière fois de ma vie l’école buissonnière avec des épaules courbées par l’âge et un cœur usé par la tristesse.

« La journée était chaude, car déjà le printemps s’épanouissait au flanc des rochers. Le chemin que je suivais n’était pas tracé ; la mer seule l’avait creusé à la base des montagnes. Mille aspérités du roc semblaient encore disputer la rive à l’action envahissante des flots. Au bout de deux heures de marche sur ces grèves ardentes, je m’assis, épuisé de fatigue, sur un bloc de granit noir au milieu de l’écume blanche des vagues. C’était un endroit sauvage, et la mer le remplissait d’harmonies lugubres. Une vieille tour ruinée, asile des pétrels et des goëlands, semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par l’air salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des rochers voisins, et l’œil ne pouvait plus distinguer en beaucoup d’endroits où finissait le travail de la nature et où commençait celui de l’homme. Je me comparai à cette