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SPIRIDION.

lampe à celle de l’égoïste, et, depuis ce jour, je préférai ma misère à celle des dévots.

« En proie à toute la fatigue et à toute l’inquiétude d’une âme qui cherche sa voie, il me fallut pourtant bien des jours d’épuisement et d’angoisse pour accepter l’arrêt qui me condamnait à l’impuissance. Je ne puis me le dissimuler aujourd’hui, mon mal était l’orgueil. Oui, je crois que de tout temps, et aujourd’hui encore, j’ai été et je suis un orgueilleux. Ce zèle dévorant de la vérité, c’est un louable sentiment ; mais on peut aussi le porter trop loin. Il nous faut faire usage de toutes nos forces pour défricher le champ de l’avenir ; mais il faudrait aussi, quand nos forces ne suffisent plus, nous contenter humblement du peu que nous avons fait, et nous asseoir avec la simplicité du laboureur au bord du sillon que nous avons tracé. C’est une leçon que j’ai souvent reçue de l’ami céleste qui me visite, et je ne l’ai jamais su mettre à profit. Il y a en moi une ambition de l’infini qui va jusqu’au délire. Si j’avais été jeté dans la vie du monde et que mon esprit n’eût pas eu le loisir de viser plus haut, j’aurais été avide de gloire et de conquêtes ; j’aurais eu sous les yeux l’existence de Charlemagne ou d’Alexandre, comme j’ai eu celle de Pythagore et de Socrate ; j’aurais convoité l’empire du monde ; j’aurais fait peut-être beaucoup de mal. Grâce à Dieu, j’ai fini de vivre, et tout mon crime est de n’avoir pu faire le bien. J’avais rêvé, en rentrant au couvent, de refaire mes études avec fruit, et d’écrire un grand ouvrage sur les plus hautes questions de la religion et de la philosophie. Mais je n’avais pas assez considéré mon âge et mes forces. J’avais cinquante ans passés, et j’avais souffert, depuis vingt-cinq ans, un siècle par année. Voyant d’ailleurs combien j’étais dépourvu de matériaux qui m’inspirassent toute confiance, je résolus du moins de jeter les bases et de tracer le plan de mon œuvre, afin de léguer ce premier travail, s’il était possible, à quelque homme capable de le continuer ou de le faire continuer ; et cette idée me rappela vivement ma jeunesse, le secret légué par Fulgence à moi, comme ce même secret l’avait été par Spiridion à Fulgence, et je me persuadai que le temps était venu d’exhumer le manuscrit. Ce n’était plus une ambition vulgaire, ce n’était plus une froide curiosité qui m’y portaient ; ce n’était pas non plus une obéissance superstitieuse : c’était un désir sincère de m’instruire, et d’utiliser pour les autres hommes un document précieux, sans doute, sur les questions importantes dont j’étais occupé. Je regardais la publication immédiate ou future de ce manuscrit comme un devoir ; car, de quelque façon que je vinsse à considérer les rapports étranges que mon esprit avait eus avec l’esprit d’Hébronius, il me restait la conviction que, durant sa vie, cet homme avait été animé d’un grand esprit.

« Pour la troisième fois, dans l’espace d’environ vingt-cinq ans, j’entrepris donc, au milieu de la nuit, l’exhumation du manuscrit. Mais ici, un fait bien simple vint s’opposer à mon dessein ; et, tout naturel que soit ce fait, il me plongea dans un abîme de réflexions.

« Je m’étais muni des mêmes outils qui m’avaient servi la dernière fois. Cette dernière fois, tu te la rappelles, malgré la longueur de ce récit ; tu te souviens que j’avais alors trente ans révolus, et que j’eus un accès de délire et une épouvantable vision. Je me la rappelais bien aussi, cette hallucination terrible ; mais je n’en craignais pas le retour. Il est des images que le cerveau ne peut plus se créer quand certaines idées et certains sentiments qui les évoquaient n’habitent plus notre âme. J’étais désormais à jamais dégagé des liens du catholicisme, liens si étroitement serrés et si courts qu’il faut toute une vie pour en sortir, mais, par cela même, impossibles à renouer quand une fois on les a brisés.

« Il faisait une nuit claire et fraîche ; j’étais en assez bonne santé : j’avais précisément choisi un tel concours de circonstances, car je prévoyais que le travail matériel serait assez pénible. Mais quoi ! Angel, je ne pus pas même ébranler la pierre du Hic est. J’y passai trois grandes heures, l’attaquant dans tous les sens, m’assurant bien qu’elle n’était rivée au pavé que par son propre poids, reconnaissant même les marques que j’y avais faites autrefois avec mon ciseau, lorsque je l’avais enlevée légèrement et sans fatigue. Tout fut inutile ; elle résista à mes efforts. Baigné de sueur, épuisé de lassitude, je fus forcé de regagner mon lit et d’y rester accablé et brisé pendant plusieurs jours.

« Ce premier échec ne me rebuta pas. Je me remis à l’ouvrage la semaine suivante, et j’échouai de même. Un troisième essai, entrepris un mois plus tard, ne fut pas plus heureux, et il me fallut dès lors y renoncer ; car le peu de forces physiques que j’avais conservées jusque-là m’abandonna sans retour à partir de cette époque. Sans doute, j’en dépensai le reste dans cette lutte inutile contre un tombeau. La tombe fut muette, les cadavres sourds, la mort inexorable ; j’allai jeter dans un buisson du jardin mon ciseau et mon levier, et revins, tranquille et triste, m’asseoir sur cette tombe qui ne voulait pas me rendre ses trésors.

« Là, je restai jusqu’au lever du soleil, perdu dans mes pensées. La fraîcheur du matin étant venue glacer sur mon corps la sueur dont j’étais inondé, je fus paralysé ; je perdis non-seulement la puissance d’agir, mais encore la volonté ; je n’entendis pas les cloches qui sonnaient les offices, je ne fis aucune attention aux religieux qui vinrent les réciter. J’étais seul dans l’univers, il n’y avait entre Dieu et moi que ce tombeau qui ne voulait ni me recevoir ni me laisser partir : image de mon existence tout entière, symbole dont j’étais vivement frappé, et dont la comparaison m’absorbait entièrement ! Quand on vint me relever, comme je ne pouvais ni remuer ni parler, on se persuada que mon cerveau était paralysé comme le reste. On se trompa ; j’avais toute ma raison ; je ne la perdis pas un instant durant toute la maladie qui suivit cet accident. Il est inutile de te dire qu’on l’imputa au hasard, et qu’on ne soupçonna jamais ce que j’avais tenté.

« Une fièvre ardente succéda à ce froid mortel : je souffris beaucoup, mais je ne délirai point ; j’eus même la force de cacher assez la gravité de mon mal pour qu’on ne me soignât pas plus que je ne voulais l’être, et pour qu’on me laissât seul. Aux heures où le soleil brillait dans ma cellule, j’étais soulagé ; des idées plus douces remplissaient mon esprit ; mais la nuit j’étais en proie à une tristesse inexorable. Aux cerveaux actifs l’inaction est odieuse. L’ennui, la pire des souffrances qu’entraînent les maladies, m’accablait de tout son poids. La vue de ma cellule m’était insupportable. Ces murs qui me rappelaient tant d’agitations et de langueurs subies sans arriver à la connaissance du vrai ; ce grabat où j’avais supporté si souvent et si longtemps la fièvre et les maladies, sans conquérir la santé pour prix de tant de luttes avec la mort ; ces livres que j’avais si vainement interrogés ; ces astrolabes et ces télescopes, qui ne savaient que chercher et mesurer la matière ; tout cela me jetait dans une fureur sombre. À quoi bon survivre à soi-même ? me disais-je, et pourquoi avoir vécu quand on n’a rien fait ? Insensé, qui voulais, par un rayon de ton intelligence, éclairer l’humanité dans les siècles futurs, et qui n’as pas seulement la force de soulever une pierre pour voir ce qui est écrit dessous ! malheureux, qui, durant l’ardeur de ta jeunesse, n’as su t’occuper qu’à refroidir ton esprit et ton cœur, et dont l’esprit et le cœur s’avisent de se ranimer quand l’heure de mourir est venue ! meurs donc, puisque tu n’as plus ni tête, ni bras ; car, si ton cœur a la témérité de vivre encore et de brûler pour l’idéal, ce feu divin ne servira plus qu’à consumer tes entrailles, et à éclairer ton impuissance et ta nullité.

« Et en parlant ainsi, je m’agitais sur mon lit de douleur, et des larmes de rage coulaient sur mes joues. Alors une voix pure s’éleva dans le silence de la nuit et me parla ainsi :

« — Crois-tu donc n’avoir rien à expier, toi qui oses te plaindre avec tant d’amertume ? Qui accuses-tu de tes maux ? N’es-tu pas ton seul, ton implacable ennemi ? À qui imputeras-tu la faute de ton orgueil coupable, de