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WERTHER


À PROPOS DE LA TRADUCTION DE WERTHER PAR PIERRE LEROUX[1].


C’est une chose infiniment précieuse que le livre d’un homme de génie traduit dans une autre langue par un autre homme de génie. Que ne donnerait-on pas pour lire tous les chefs-d’œuvre étrangers traduits ainsi ! C’est lorsque de grands écrivains ne dédaigneront pas une si noble tâche, que nous posséderons véritablement l’esprit des maîtres, et que nous participerons au génie des autres nations.

C’est que, pour traduire une œuvre capitale, il faut la juger, la sentir profondément. Pour le faire d’une manière complète, il faudrait presque être l’égal de celui qui l’a créée. Quelle idée pouvons-nous donc nous former de Shakspeare, de Dante, de Byron ou de Gœthe, si leurs ouvrages nous sont expliqués par des écoliers ou des manœuvres ?

Plusieurs traductions de Werther nous avaient passé sous les yeux, et ce livre sublime nous était tombé des mains. Avec grand effort de conscience et en nous condamnant, pour ainsi dire, à reprendre cette lecture à bâtons rompus, nous avions réussi à nous faire l’idée de cette pure conception et de ce plan admirable ; mais la force, la clarté, la rapidité et la chaude couleur du style nous échappaient absolument. Nous disions avec les autres : C’est peut-être beau en allemand ; mais la beauté du style germanique est apparemment intraduisible ; et ce mélange d’emphase obscure ou de puérile naïveté choque notre goût et rebute l’exigence de notre logique française. Nous sommes donc bien heureux qu’une grande intelligence ait pu consacrer quelque loisir de jeunesse à écrire Werther en bon et beau français car nous lui devons une des plus grandes jouissances de notre esprit.

En effet, nous le savons maintenant, Werther est un chef-d’œuvre, et là, comme partout, Gœthe est aussi grand comme écrivain que comme penseur. Quelle netteté, quel mouvement, quelle chaleur dans son expression ! Comme il peint à grands traits, comme il raconte avec feu ! Comme il est clair, surtout, lui à qui nous nous étions avisé de reprocher d’être diffus, vague et inintelligible ! Grâce à Dieu, depuis quelques années, nous avons enfin des traductions très-soignées de ses principaux ouvrages, et le Werther particulièrement est désormais aussi attachant à la lecture, dans notre langue, que si Goethe l’eût écrit lui-même en français.

La préface de M. Leroux est un morceau d’une trop grande importance philosophique, les questions de fond y sont traitées d’une manière trop complète, pour que nous puissions rien ajouter à son jugement sur la littérature du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Nous nous bornerons à exprimer brièvement notre admiration personnelle pour le roman de Werther, en tant qu’œuvre d’art, et en tant que forme.

Il n’appartient qu’à un génie du premier ordre d’exciter et de satisfaire tant d’intérêt dans un roman qu’on lit en deux heures, et qui laisse une impression de toute la vie. C’est bien là la touche puissante d’un grand artiste, et quel que soit le jugement porté par chaque lecteur sur le personnage de Werther, sur l’injustice de sa révolte contre la destinée, ou sur la douloureuse fatalité qui pèse sur lui, il n’en est pas moins certain que chaque lecteur est vaincu, terrifié et comme brisé avec lui en dévorant ces sombres pages d’une réalité si frappante et d’une si tragique poésie. Est-un roman ? est-ce un poëme ? On n’en sait rien, tant cela ressemble à une histoire véritable ; tant l’élévation fougueuse des pensées se mêle, se lie, et semble ressortir nécessairement du symbole de la narration naïve et presque trop vraisemblable. Avec quel soin, quel art et quelle facilité apparente cette tragédie domestique est composée dans toutes ses parties ! Comme ce type de Werther, cet esprit sublime et incomplet, est complétement tracé et soutenu sans défaillance d’un bout à l'autre de son monologue ! Cet homme droit et bon ne songe pas à se peindre, il ne pose jamais devant le confident qu’il s’est choisi, et cependant il ne lui parle jamais que de lui-même, ou plutôt de son amour. Il est plongé dans un égoïsme mâle et ingénu qu’on lui pardonne, parce qu’on sent la puissance de ce caractère qui s’ignore et qui succombe faute d’aliments dignes de lui ; parce que, d’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est l’objet de son amour qu’il contemple en lui-même ; parce que ses violences et son délire sont l’inévitable résultat des grandes qualités et de l’immense amour comprimés dans son sein. Jamais figure ne fut moins fardée et plus saisissante. Il n’est pas une femme qui ne sente qu’en dépit de toute résistance intérieure et de toute vertu conjugale elle eût aimé Werther.

On a fait, dit-on, d’immenses progrès dans l’art de composer le drame depuis cinquante ans ; il est certain que cet art a bien changé, et qu’il y a déjà presque aussi loin de la forme de Werther à celle d’un roman moderne que de la forme d’un mélodrame de notre temps à celle d’une tragédie grecque. Mais est-ce réellement un progrès ? Cette action compliquée, que nous cherchons avidement dans les compositions nouvelles, ce besoin insatiable d’émotions factices, de situations embrouillées, d’événements imprévus, précipités, accumulés les uns sur les autres, par lesquels nous voulons, public éteint et gâté que nous sommes, être toujours tenu en haleine ; est-ce là véritablement de l’art, et l’intérêt naît-il réellement d’un si pénible travail ? Il nous semble parfois à nous-mêmes, pendant que nous sommes occupés à débrouiller et à pressentir l’énigme savante, que la lecture ou la représentation du drame moderne nous forcent à étudier. Mais cette prodigalité d’incidents, cette habileté de l’auteur à nous surprendre, à nous engager dans son labyrinthe pour nous en tirer à l’improviste par cette porte ou par cette autre, est-ce là la vraie, la bonne route ? Et, sans être ingrats envers les adroits ouvriers qui savent nous agacer, nous contenir, nous amuser et nous étonner ainsi, ne pouvons-nous pas dire que, sans un mot de tout cela, il y a plus que tout cela dans le petit drame à un seul personnage de Werther ? Il n’y a pourtant ni surprise ni ruse dans cette composition austère. Il n’y a qu’un seul coup de pistolet, un seul mort, et dès la première page on s’attend à la dernière. Le grand maître n’a songé ni à éprouver votre sagacité, ni à exciter votre impatience, ni à réveiller votre attention. Il vous présente tout d’abord un homme malheureux, qui ne peut se prendre à rien dans la société présente, qui n’est propre qu’à aimer, et qui va aimer tout de suite, passionnément, redoutablement, jusqu’à ce qu’il en meurt. Est-ce donc parce que l’art est à l’état d’enfance à l’époque où le maître compose, qu’il vous livre si complaisamment la clef de son mystère ? Non, c’est qu’il sait qu’il a mis là un trésor, et que vous pouvez ouvrir en toute confiance, que vous y serez fasciné, et qu’en vous retirant vous ne vous plaindrez pas d’avoir été appelé par de vaines promesses.

En vérité, nous avons tant abusé de l’imprévu, que bientôt (si ce n’est déjà fait) l’imprévu deviendra impossible. Le lecteur s’exerce tous les jours à deviner l’issue des péripéties sans nombre où on l’enlace, comme il s’exerce à lire couramment les rébus que l’Illustration a mis à la mode. Plus on lui en donne, plus vite il apprend à absorber cette nourriture excitante, qui ne le nourrit pas véritablement. Sa sympathie, disséminée sur un trop grand nombre de personnages, son émotion, trop vite épuisée, dès les premiers événements, n’arrivent pas par la progression naturelle et nécessaire à se concentrer sur une figure principale, sur une situation dominante. L’art moderne en est là dans toutes ses branches, sous tous ses aspects. C’est une richesse sans choix, un luxe sans ordre, un essor sans mesure. La musique instrumentale et vocale, l’art du comédien et du chanteur sont arrivés, comme le reste, à cette prodigalité d’effets qui émousse tout d’abord

  1. Édition Hetzel ; in 8o illustré d’eaux-fortes par Tony Joahnnot.