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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.



En disant cela, sa figure devint si terrible… (Page 35.)

— Voilà bien les belles paroles de cette espèce de fou ! dit la princesse en haussant les épaules. Chacun d’eux a sa manière de procéder ; mais tous, au moyen d’un certain raisonnement captieux qu’on pourrait appeler la logique de la démence, s’arrangent pour ne jamais rester court et pour embrouiller par de grands mots les idées d’autrui.

— Les miennes l’étaient à coup sûr, reprit Consuelo, et je n’avais plus la faculté d’analyser. Cette apparition d’Albert, vraie ou fausse, me fit sentir plus vivement la douleur de l’avoir perdu à jamais, et je fondis en larmes. « Consuelo ! me dit le magicien d’un ton solennel, en m’offrant la main pour sortir (et vous pensez bien que mon nom véritable, inconnu ici à tout le monde, fut une nouvelle surprise pour moi, en passant par sa bouche), vous avez de grandes fautes à réparer, et j’espère que vous ne négligerez rien pour reconquérir la paix de votre conscience. » Je n’eus pas la force de répondre. J’essayai en vain de cacher mes pleurs à mes camarades, qui m’attendaient avec impatience dans le salon voisin. J’étais plus impatiente encore de me retirer ; et dès que je fus seule, après avoir donné un libre cours à ma douleur, je passai la nuit à me perdre en réflexions et en commentaires sur les scènes de cette fatale soirée. Plus je cherchais à la comprendre, plus je m’égarais dans un dédale d’incertitudes ; et je dois avouer que mes suppositions furent souvent plus folles et plus maladives que ne l’eût été une crédulité aveugle aux oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de suspendre mon jugement jusqu’à ce que la lumière se fît. Mais depuis ce temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d’esprit et profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l’avais fait jusque-là, la perte de mon ami ; mais le remords, que son généreux pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En exerçant sans entraves ma profession d’artiste, j’arrivai très-vite à me blaser sur les enivrements frivoles du succès ; et puis, dans ce pays où il me semble que l’esprit des hommes est sombre comme le climat…

— Et comme le despotisme, ajouta l’abbesse.

— Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus bientôt que je ne ferais pas les progrès que j’avais rêvés…