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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Vous devez chercher, répondit ce domino, une nonne toute semblable à celle-ci, qui erre dans la cohue. Moi, je me charge de madame », ajouta-t-il en désignant Consuelo, et en entrant dans la loge que le prince lui ouvrait avec empressement.

Ils échangèrent bas quelques paroles, et le prince sortit sans adresser un mot de plus à la Porporina.

« Pourquoi, dit le domino rouge en s’asseyant dans le fond de la loge, et en s’adressant à Consuelo, avez-vous pris un déguisement tout pareil à celui de la princesse ? C’est l’exposer, ainsi que vous, à des méprises fatales. Je ne reconnais là ni votre prudence ni votre dévouement.

— Si mon costume est pareil à celui d’une autre personne, je l’ignore entièrement, répondit Consuelo, qui se tenait sur ses gardes avec ce nouvel interlocuteur.

— J’ai cru que c’était une plaisanterie de carnaval arrangée entre vous deux. Puisqu’il n’en est rien, madame la comtesse, et que le hasard seul s’en est mêlé, parlons de vous, et abandonnons la princesse à son destin.

— Mais si quelqu’un est en danger, monsieur, il ne me semble pas que le rôle de ceux qui parlent de dévouement soit de rester les bras croisés.

— La personne qui vient de vous quitter veillera sur cette auguste tête folle. Sans doute, vous n’ignorez pas que la chose l’intéresse plus que nous, car cette personne vous fait la cour aussi ?

— Vous vous trompez, monsieur, et je ne connais pas cette personne plus que vous. D’ailleurs, votre langage n’est ni celui d’un ami, ni celui d’un plaisant. Permettez donc que je retourne au bal.

— Permettez-moi de vous demander auparavant un portefeuille qu’on vous a chargée de me remettre.

— Nullement, je ne suis chargée de rien pour qui que ce soit.

— C’est bien ; vous devez parler ainsi. Mais avec moi, c’est inutile : je suis le comte de Saint-Germain.

— Je n’en sais rien.

— Quand même j’ôterais mon masque, comme vous n’avez vu mes traits que par une nuit obscure, vous ne me reconnaîtriez pas. Mais voici une lettre de créance. »

Le domino rouge présenta à Consuelo une feuille de musique accompagnée d’un signe qu’elle ne pouvait méconnaître. Elle remit le portefeuille, non sans trembler, et en ayant soin d’ajouter :

« Prenez acte de ce que je vous ai dit. Je ne suis chargée d’aucun message pour vous ; c’est moi, moi seule, qui fais parvenir ces lettres et les traites qui y sont jointes à la personne que vous savez.

— Ainsi, c’est vous qui êtes la maîtresse du baron de Trenck ? »

Consuelo, effrayée du mensonge pénible qu’on exigeait d’elle, garda le silence.

« Répondez, madame, reprit le domino rouge ; le baron ne nous cache point qu’il reçoive des consolations et des secours d’une personne qui l’aime. C’est donc bien vous qui êtes l’amie du baron ?

— C’est moi, répondit Consuelo avec fermeté, et je suis aussi surprise que blessée de vos questions. Ne puis-je être l’amie du baron sans m’exposer aux expressions brutales et aux soupçons outrageants dont il vous plaît de vous servir avec moi ?

— La situation est trop grave pour que vous deviez vous arrêter à des mots. Écoutez bien : vous me chargez d’une mission qui me compromet, et qui m’expose à des dangers personnels de plus d’un genre. Il peut y avoir sous jeu quelque trame politique, et je ne me soucie pas de m’en mêler. J’ai donné ma parole aux amis de M. de Trenck de le servir dans une affaire d’amour. Entendons-nous bien : je n’ai pas promis de servir l’amitié. Ce mot est trop vague, et me laisse des inquiétudes. Je vous sais incapable de mentir. Si vous me dites positivement que de Trenck est votre amant, et si je puis en informer Albert de Rudolstadt…

— Juste ciel ! monsieur, ne me torturez pas ainsi ; Albert n’est plus !…

— Au dire des hommes, il est mort, je le sais ; mais pour vous comme pour moi il est éternellement vivant.

— Si vous l’entendez dans un sens religieux et symbolique, c’est la vérité ; mais si c’est dans un sens matériel…

— Ne discutons pas. Un voile couvre encore votre esprit, mais ce voile sera soulevé. Ce qu’il m’importe de savoir à présent, c’est votre position à l’égard de Trenck. S’il est votre amant, je me charge de cet envoi d’où sa vie dépend peut-être ; car il est privé de toutes ressources. Si vous refusez de vous prononcer, je refuse d’être votre intermédiaire.

— Eh bien, dit Consuelo avec un pénible effort, il est mon amant. Prenez le portefeuille, et hâtez-vous de le lui faire tenir.

— Il suffit, dit M. de Saint-Germain en prenant le portefeuille. Maintenant, noble et courageuse fille, laisse-moi te dire que je t’admire et te respecte. Ceci n’est qu’une épreuve à laquelle j’ai voulu soumettre ton dévouement et ton abnégation. Va, je sais tout ! Je sais fort bien que tu mens par générosité, et que tu as été saintement fidèle à ton époux. Je sais que la princesse Amélie, tout en se servant de moi, ne daigne pas m’accorder sa confiance, et qu’elle travaille à s’affranchir de la tyrannie du grand lama sans cesser de faire la princesse et la réservée. Elle est dans son rôle, et elle ne rougit pas de t’exposer, toi, pauvre fille sans aveu (comme disent les gens du monde), à un malheur éternel ; oui, au plus grand des malheurs ! celui d’empêcher la brillante résurrection de ton époux, et de plonger son existence présente dans les limbes du doute et du désespoir. Mais heureusement, entre l’âme d’Albert et la tienne, une chaîne de mains invisibles est tendue incessamment pour mettre en rapport celle qui agit sur la terre à la lumière du soleil, et celle qui travaille dans un monde inconnu, à l’ombre du mystère, loin du regard des vulgaires humains. »

Ce langage bizarre émut Consuelo, bien qu’elle eût résolu de se méfier des captieuses déclarations des prétendus prophètes.

« Expliquez-vous, monsieur le comte, dit-elle en s’efforçant de garder un ton calme et froid. Je sais bien que le rôle d’Albert n’est pas fini sur la terre, et que son âme n’a pas été anéantie par le souffle de la mort. Mais les rapports qui peuvent subsister entre elle et moi sont couverts d’un voile que ma propre mort peut seule soulever, s’il plaît à Dieu de nous laisser un vague souvenir de nos existences précédentes. Ceci est un point mystérieux, et il n’est au pouvoir de personne d’aider à l’influence céleste qui rapproche dans une vie nouvelle ceux qui se sont aimés dans une vie passée. Que prétendez-vous donc me faire accroire, en disant que certaines sympathies veillent sur moi pour opérer ce rapprochement ?

— Je pourrais vous parler de moi seulement, répondit M. de Saint-Germain, et vous dire qu’ayant connu Albert de tout temps, aussi bien lorsque je servais sous ses ordres dans la guerre des Hussites contre Sigismond, que plus tard, dans la guerre de trente ans, lorsqu’il était…

— Je sais, monsieur, que vous avez la prétention de vous rappeler toutes vos existences antérieures, comme Albert en avait la persuasion maladive et funeste. À Dieu ne plaise que j’aie jamais suspecté sa bonne foi à cet égard ! mais cette croyance était tellement liée chez lui à un état d’exaltation délirante, que je n’ai jamais cru à la réalité de cette puissance exceptionnelle et peut-être inadmissible. Épargnez-moi donc l’embarras d’écouter les bizarreries de votre conversation sur ce chapitre. Je sais que beaucoup de gens, poussés par une curiosité frivole, voudraient être maintenant à ma place, et recueillir, avec un sourire d’encouragement et de crédulité simulée, les merveilleuses histoires qu’on dit que vous racontez si bien. Mais moi je ne sais pas jouer la comédie quand je n’y suis pas forcée, et je ne pourrais m’amuser de ce qu’on appelle vos rêveries. Elles me rappelleraient trop celles qui m’ont tant effrayée et tant