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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

lins du mont Tabor ; enfin c’est la vieille Bohême qui est toujours debout et qui menace en secret toutes les puissances de l’Europe, parce qu’elle veut faire de l’univers une république. »

« D’autres encore prétendaient que c’était seulement une poignée de sorciers, élèves et disciples de Paracelse, de Bœhm, de Swedenborg, et maintenant de Schrœpfer le limonadier (voilà un beau rapprochement), qui, par des prestiges et des pratiques infernales, voulaient gouverner le monde et renverser les empires. La plupart s’accordaient à dire que c’était l’antique tribunal secret des francs-juges, qui ne s’était jamais dissous en Allemagne, et qui, après avoir agi dans l’ombre durant plusieurs siècles, commençait à relever la tête fièrement, et à faire sentir son bras de fer, son épée de feu, et ses balances de diamant.

« Quant à Franz, il hésitait à s’adresser à eux, parce que, disait-il, quand on avait accepté leurs bienfaits, on se trouvait lié à eux pour cette vie et pour l’autre, au grand préjudice du salut, et avec de grands périls pour ses proches. Cependant la nécessité l’emporta sur la crainte. Un de nos camarades, celui qui lui avait donné le conseil, et qui fut grandement soupçonné d’être affilié aux Invisibles, bien qu’il le niât fortement, lui donna en secret les moyens de faire ce qu’il appelait le signal de détresse. Nous n’avons jamais su en quoi consistait ce signal. Les uns ont dit que Franz avait tracé avec son sang sur sa porte un signe cabalistique. D’autres, qu’il avait été à minuit sur un tertre entre quatre chemins, au pied d’une croix où un cavalier noir lui était apparu. Enfin il en est qui ont parlé simplement d’une lettre qu’il aurait déposée dans le creux d’un vieux saule pleureur à l’entrée du cimetière. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut secouru, que sa famille put attendre sa guérison sans mendier, et qu’il eut le moyen de se faire traiter par un habile chirurgien qui le tira d’affaire. Des Invisibles, il n’en dit jamais un mot, si ce n’est qu’il les bénirait toute sa vie. Et voilà, ma sœur, comment j’ai appris pour la première fois l’existence de ces êtres terribles et bienfaisants. »

« — Mais toi, qui es plus instruit que ces jeunes gens de ton atelier, dis-je à Gottlieb, que penses-tu des Invisibles ? Sont-ce des sectaires, des charlatans, ou des conspirateurs ? »

« Ici Gottlieb, qui s’était exprimé jusque-là avec beaucoup de raison, retomba dans ses divagations accoutumées, et je ne pus rien en tirer, sinon que c’étaient des êtres d’une nature véritablement invisible, impalpable, et qui, comme Dieu et les anges, ne pouvaient tomber sous les sens, qu’en empruntant, pour communiquer avec les hommes, de certaines apparences.

« — Il est bien évident, me dit-il, que la fin du monde approche. Des signes manifestes ont éclaté. L’Antechrist est né. Il y en a qui disent qu’il est en Prusse et qu’il s’appelle Voltaire ; mais je ne connais pas ce Voltaire, et ce peut bien être quelque autre, d’autant plus que V n’est pas W, et que le nom que l’Antechrist portera parmi les hommes commencera par cette lettre, et sera allemand[1]. En attendant les grands prodiges qui vont éclater dans le courant de ce siècle, Dieu qui ne se mêle de rien ostensiblement, Dieu qui est le silence éternel[2], suscite parmi nous des êtres d’une nature supérieure pour le bien et pour le mal, des puissances occultes, des anges et des démons : ceux-ci pour éprouver les justes, ceux-là pour les faire triompher. Et puis, le grand combat entre les deux principes est déjà commencé. Le roi du mal, le père de l’erreur et de l’ignorance se défend en vain. Les archanges ont tendu l’arc de la science et de la vérité. Leurs traits ont traversé la cuirasse de Satan. Satan rugit et se débat encore ; mais bientôt il va renoncer au mensonge, perdre tout son venin, et au lieu du sang impur des reptiles, sentir circuler dans ses veines la rosée du pardon. Voilà l’explication claire et certaine de ce qui se passe d’incompréhensible et d’effrayant dans le monde. Le mal et le bien sont aux prises dans une région supérieure, inaccessible aux efforts des hommes. La victoire et la défaite planent sur nous sans que nul puisse les fixer à son gré. Frédéric de Prusse attribue à la force de ses armes des succès que le destin seul lui a octroyés en attendant qu’il le brise ou le relève encore suivant ses fins cachées. Oui, te dis-je, il est tout simple que les hommes ne comprennent plus rien à ce qui se passe sur la terre. Ils voient l’impiété prendre les armes de la foi, et réciproquement. Ils souffrent l’oppression, la misère, et tous les fléaux de la discorde, sans que leurs prières soient entendues, sans que les miracles de l’ancienne religion interviennent. Ils ne s’entendent plus sur rien, ils se querellent sans savoir pourquoi. Ils marchent, les yeux bandés, vers un abîme. Ce sont les Invisibles qui les y poussent ; mais on ne sait si les prodiges qui signalent leur mission sont de Dieu ou du diable, de même qu’au commencement du christianisme Simon le magicien paraissait à beaucoup d’hommes tout aussi puissant, tout aussi divin que le Christ. Moi, je te dis que tous les prodiges viennent de Dieu, puisque Satan n’en peut faire sans qu’il le permette, et que parmi ceux qu’on appelle les Invisibles, il y en a qui agissent par la lumière directe de l’Esprit-Saint, tandis que d’autres reçoivent la puissance à travers le nuage, et font le bien fatalement croyant faire le mal.

« — Voilà une explication bien abstraite, mon cher Gottlieb ; est-elle de Jacques Bœhm ou de toi ?

« — Elle est de lui, si on veut l’entendre ainsi ; elle est de moi, si son inspiration ne me l’a pas suggérée.

« — À la bonne heure, Gottlieb ! me voilà aussi avancée qu’auparavant, puisque j’ignore si ces Invisibles sont pour moi de bons ou de mauvais anges. »

Le 12 mai. — « Les prodiges commencent, en effet, et ma destinée s’agite dans les mains des Invisibles. Je dirai comme Gottlieb : « Sont-ils de Dieu ou du diable ? » Aujourd’hui Gottlieb a été appelé par la sentinelle qui garde l’esplanade, et qui fait sa faction sur le petit bastion qui la termine. Cette sentinelle, suivant Gottlieb, n’est autre qu’un Invisible, un esprit. La preuve en est que Gottlieb, qui connaît tous les factionnaires, et qui cause volontiers avec eux, quand ils s’amusent à lui commander des souliers, n’a jamais vu celui-là ; et puis il lui a paru d’une stature plus qu’humaine, et sa figure était d’une expression indéfinissable. « Gottlieb, lui a-t-il dit en lui parlant bien bas, il faut que la Porporina soit délivrée dans trois nuits. Cela dépend de toi ; tu peux prendre les clefs de sa chambre sous l’oreiller de ta mère, lui faire traverser votre cuisine, et l’amener jusqu’ici, au bout de l’esplanade. Là je me charge du reste. Préviens-la, afin qu’elle se tienne prête ; et souviens-toi que si tu manques de prudence et de zèle, elle, toi et moi sommes perdus. »

« Voilà où j’en suis. Cette nouvelle m’a rendue malade d’émotion. Toute cette nuit, j’en ai eu la fièvre ; toute cette nuit, j’ai entendu le violon fantastique. Fuir ! quitter cette triste prison, échapper surtout aux terreurs que me cause ce Mayer ! Ah ! s’il ne faut risquer que ma vie pour cela, je suis prête ; mais quelles seront les conséquences de ma fuite pour Gottlieb, pour ce factionnaire que je ne connais pas et qui se dévoue si gratuitement, enfin pour ces complices inconnus, qui vont assumer sur eux une nouvelle charge ? Je tremble, j’hésite, je ne suis décidée à rien. Je vous écris encore sans songer à préparer ma fuite. Non ! je ne fuirai pas, à moins d’être rassurée sur le sort de mes amis et de mes protecteurs. Ce pauvre Gottlieb est résolu à tout, lui ! Quand je lui demande s’il ne redoute rien, il me répond qu’il souffrirait avec joie le martyre pour moi ; et quand j’ajoute que peut-être il aura des regrets de ne plus me voir, il ajoute que cela le regarde, que je ne sais pas ce qu’il compte faire. D’ailleurs tout cela lui paraît un ordre du ciel, et il obéit sans réflexion à la puissance inconnue qui le pousse. Mais moi, je relis attentivement le billet des Invisibles, que j’ai reçu ces jours derniers, et je crains que l’avis de ce factionnaire ne soit, en effet, le piége dont je dois me méfier. J’ai encore quarante-huit heures devant moi. Si

  1. Ce pouvait être Weishaupt. Il naquit en 1748,
  2. Expression de Jacques Bœhm. (Notes de l’éditeur.)