Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Comme vous dites, Signora ; j’ai juré sur l’Évangile.

— Allons ! M. le chevalier est facétieux. J’en prends mon parti, Karl ; j’aime mieux avoir affaire à toi qu’à M. Schwartz.

— Et je vous garderai un peu mieux, répondit Karl en riant d’un air de bonhomie. Je vais, pour commencer, faire préparer votre dîner, Signora.

— Je n’ai pas faim, Karl.

— Oh ! ce n’est pas possible : il faut que vous dîniez, et que vous dîniez très bien, Signora, c’est ma consigne ; c’est ma consigne, comme disait maître Schwartz.

— Si tu l’imites en tout, tu ne me forceras pas à manger. Il était fort aise de me faire payer, le lendemain, le dîner de la veille qu’il me réservait consciencieusement.

— Cela faisait ses affaires. Avec moi c’est différent, par exemple. Les affaires regardent M. le chevalier. Il n’est pas avare, celui-là ; il verse l’or à pleines mains. Il faut qu’il soit fièrement riche, ou bien son patrimoine n’ira pas loin. »

Consuelo se fit apporter une bougie, et rentra dans la pièce voisine pour brûler son écrit. Mais elle le chercha en vain ; il lui fut impossible de le retrouver.

XXIII.

Peu d’instants après, Karl rentra avec une lettre dont l’écriture était inconnue à Consuelo et dont voici à peu près le contenu :

« Je vous quitte pour ne vous revoir peut-être jamais. Je renonce à trois jours que j’aurais pu passer encore auprès de vous, trois jours que je ne retrouverai peut-être pas dans toute ma vie ! J’y renonce volontairement. Je le dois. Vous apprécierez un jour la sainteté de mon sacrifice.

« Oui, je vous aime, je vous aime éperdument, moi aussi ! Je ne vous connais pourtant guère plus que vous ne me connaissez. Ne me sachez donc aucun gré de ce que j’ai fait pour vous. J’obéissais à des ordres suprêmes, j’accomplissais le devoir de ma charge. Ne me tenez compte que de l’amour que j’ai pour vous, et que je ne puis vous prouver qu’en m’éloignant. Cet amour est violent autant qu’il est respectueux. Il sera aussi durable qu’il a été subit et irréfléchi. J’ai à peine vu vos traits, je ne sais rien de votre vie ; mais j’ai senti que mon âme vous appartenait, et que je ne pourrais jamais la reprendre. Votre passé fût-il aussi souillé que votre front est pur, vous ne m’en serez pas moins respectable et chère. Je m’en vais le cœur plein d’orgueil, de joie et d’amertume. Vous m’aimez ! Comment supporterai-je l’idée de vous perdre, si la terrible volonté qui dispose de vous et de moi m’y condamne ?… Je l’ignore. En ce moment je ne puis pas être malheureux, malgré mon épouvante ; je suis trop enivré de votre amour et du mien pour souffrir. Dussé-je vous chercher en vain toute ma vie, je ne me plaindrai pas de vous avoir rencontrée, et d’avoir goûté dans un baiser de vous un bonheur qui me laissera d’éternels regrets. Je ne pourrai pas non plus perdre l’espérance de vous retrouver un jour ; et ne fût-ce qu’un instant, n’eussé-je jamais d’autre témoignage de votre amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore cent fois plus heureux que je ne l’avais été avant de vous connaître.

« Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour passer dans ton cœur. Tu l’as dit, l’amour nous vient de Dieu, et il ne dépend pas de nous de l’étouffer ou de l’allumer malgré lui. Fussé-je indigne de toi, l’inspiration soudaine qui t’a forcée de répondre à mon étreinte n’en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège, n’a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d’un cœur égoïste et froid. Si j’étais ingrat, ce ne serait de ta part qu’un noble instinct égaré, qu’une sainte inspiration perdue : je t’adore, et, quel que je sois, d’ailleurs, tu ne t’es pas fait d’illusion en te croyant aimée. Tu n’as pas été profanée par le battement de mon cœur, par l’appui de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l’abandon sublime que sanctifie une longue passion. Pourquoi le regretter ? Je sais bien qu’il y a quelque chose d’effrayant dans cette fatalité qui nous a poussés l’un vers l’autre. Mais c’est le doigt de Dieu, vois-tu ! Nous ne pouvons pas le méconnaître. J’emporte ce terrible secret. Garde-le aussi, ne le confie à personne. Beppo ne le comprendrait peut-être pas. Quel que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les miennes. Adieu ! c’est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis libre selon le monde, il me semble que tu l’es aussi. Je ne puis aimer que toi, et vois bien que tu n’en aimes pas un autre… Mais notre sort ne nous appartient plus. Je suis engagé par des voeux éternels, et tu vas l’être sans doute bientôt ; du moins tu es au pouvoir des invisibles, et c’est un pouvoir sans appel. Adieu donc… mon sein se déchire, mais Dieu me donnera la force d’accomplir ce sacrifice, et de plus rigoureux encore s’il en existe. Adieu… Adieu ! Ô grand Dieu, ayez pitié de moi ! »

Cette lettre sans signature était d’une écriture pénible ou contrefaite.

« Karl ! s’écria Consuelo pâle et tremblante, c’est bien le chevalier qui t’a remis ceci ?

— Oui, Signora.

— Et il l’a écrit lui-même ?

— Oui, Signora, et non sans peine. Il a la main droite blessée.

— Blessée, Karl ? gravement ?

— Peut-être. La blessure est profonde, quoiqu’il ne paraisse guère y songer.

— Mais où s’est-il blessé ainsi ?

— La nuit dernière, au moment où nous changions de chevaux, avant de gagner la frontière, le cheval de brancard a voulu s’emporter avant que le postillon fût monté sur son porteur. Vous étiez seule dans la voiture ; le postillon et moi étions à quatre ou cinq pas. Le chevalier a retenu le cheval avec la force d’un diable et le courage d’un lion, car c’était un terrible animal…

— Oh ! oui, j’ai senti de violentes secousses. Mais tu m’as dit que ce n’était rien.

— Je n’avais pas vu que monsieur le chevalier s’était fendu le dos de la main contre une boucle du harnais.

— Toujours pour moi ! Et dis-moi, Karl, est-ce que le chevalier a quitté cette maison ?

— Pas encore, Signora ; mais on selle son cheval, et je viens de faire son porte-manteau. Il dit que vous n’avez rien à craindre maintenant, et la personne qui doit le remplacer auprès de vous est déjà arrivée. J’espère que nous le reverrons bientôt, car j’aurais bien du chagrin qu’il en fût autrement. Cependant il ne s’engage à rien, et à toutes mes questions il répond : Peut-être !

— Karl ! où est le chevalier ?

— Je n’en sais rien, Signora. Sa chambre est par ici. Voulez-vous que je lui dise de votre part…

— Ne lui dis rien, je vais écrire. Non… dis-lui que je veux le remercier… le voir un instant, lui presser la main seulement… Va, dépêche-toi, je crains qu’il ne soit déjà parti. »

Karl sortit ; et Consuelo se repentit aussitôt de lui avoir confié ce message. Elle se dit que si le chevalier ne s’était jamais tenu près d’elle durant ce voyage que dans le cas d’absolue nécessité, ce n’était pas sans doute sans en avoir pris l’engagement avec les bizarres et redoutables invisibles. Elle résolut de lui écrire ; mais à peine avait-elle tracé et déjà effacé quelques mots, qu’un léger bruit lui fit lever les yeux. Elle vit alors glisser un pan de boiserie qui faisait une porte secrète de communication avec le cabinet où elle avait déjà écrit et une pièce voisine, sans doute celle qu’occupait le chevalier. La boiserie ne s’écarta cependant qu’autant qu’il le fallait pour le passage d’une main gantée qui semblait appeler