Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/11

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temps qu’il attachait sur moi ses beaux yeux attendris, il pâlissait de plus en plus. Je lui saisis les mains ; elles étaient glacées. Il retint faiblement les miennes comme s’il voulait me dire quelque parole suprême, mais il ne le put ; ses traits devinrent immobiles, ses yeux fixes, et il expira en souriant. Ce sourire d’adorable tendresse, je le vois, je le verrai toujours !

Ma femme partagea ma douleur et la calma autant qu’il était en elle. Mais elle ne savait pas les paroles d’amour et de foi qui apaisent et relèvent. Elle fut pourtant très bonne et s’affecta de ma douleur. Elle s’en affecta même trop, car elle tomba malade. Cette délicate et rieuse créature n’était pas née pour souffrir. La tristesse la tuait. Il fallait l’arracher à ce séjour qu’elle détestait. Je m’arrachai, moi, à la tombe à peine refroidie de mon père, je conduisis ma femme chez ses parents. Ils avaient beaucoup aimé les miens, ils me témoignèrent de l’affection. Mais leur affliction ne pouvait se comparer à la mienne et ils éprouvaient le désir bien naturel de voir leur fille revenir promptement à la joie et à la santé. Ma contrainte était extrême. Il ne dépend pas de moi d’oublier vite et je me cachais pour ne pas attrister ma famille par ma présence. Ma femme ne s’en plaignait pas. Au contraire, je la voyais faire un pénible effort sur elle-même pour reprendre sa gravité quand je reparaissais. J’étais donc forcé de vivre seul, au milieu des siens, et je regrettais amèrement ma solitude d’Autremont où il m’eût été permis de pleurer mon père.

On organisa, dans un château voisin, une partie de chasse à laquelle nous fûmes invités. Je craignais de me trouver condamné à subir, autour de nous, une gaîté bruyante, douloureux contraste avec notre deuil ; je craignais aussi la fatigue pour ma femme dont la santé se rétablissait à souhait. Je la suppliai de refuser. Elle en eut du dépit et tout de suite la migraine. La mère me reprocha de m’opposer aux distractions nécessaires, disait-elle, à la vie de son enfant. Elles iraient en voiture, au pas, s’il le fallait. Je dus céder, je montai à cheval, j’étais écrasé par les plus sombres pressentiments. Je ne voulus point me mêler à la chasse, je suivais la calèche où était ma femme, mais à distance, car j’avais, disait-elle, une figure de croque-mort qui parfois l’épouvantait.