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Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/13

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volte pour la première fois de ma vie, et je déclare que, si on me contraint, je ne danserai plus ni le lendemain ni jamais. Mon père est obligé de céder après avoir épuisé les injures, les reproches et les menaces. Stupéfait de mon obstination, il se résigne à m’attendre dans un couloir où il s’endort sur un banc pendant que je veille le blessé.

Le duc était calme et me sourit encore. Puis, il eut deux heures de sommeil pendant lesquelles médecins et gardiens s’assoupirent sur des fauteuils. Moi seule je n’éprouvais aucune fatigue, je m’étais glissée tout près du divan et je regardais fixement M. d’Autremont. Dans une vie nomade comme la mienne, on voit chaque jour tant de figures nouvelles qu’on les oublie vite, et souvent même on n’y fait pas plus d’attention qu’aux arbres qu’en voyage on voit filer aux bords des chemins. Sans doute, je ne reverrais plus cette belle figure pâle si tranquille, si noble et si douce. Ou il partirait bientôt guéri, ou il mourrait de sa blessure, et moi j’irais danser à l’autre bout du monde, comme si de rien n’était. Je voulais conserver son image dans ma mémoire, et je trouvais, à la contempler obstinément, je ne sais quel plaisir amer tout trempé de mes larmes.

Tout à coup il ouvrit les yeux et rencontra les miens. Il ne me parla pas, mais il ouvrit sa main comme cherchant la mienne que je lui donnai aussitôt, et il la garda en la pressant faiblement. Puis il referma les yeux et se rendormit.

Je ne pouvais retirer ma main sans le réveiller. Le jour parut et il s’éveilla tout à fait. On s’empressa autour de lui. Il assura qu’il avait bien dormi, qu’il ne souffrait pas et consentait à rester encore là quelques heures sans remuer. Et comme mon père, qui s’était glissé dans le foyer, voulait m’emmener malgré ma résistance, le médecin demanda au duc s’il trouvait quelque satisfaction à me voir près de lui. « Oui, répondit-il, beaucoup. Sa main d’enfant me réchauffe, et son bon regard qui me remercie m’empêche de faire de mauvais rêves. »

Alors le médecin m’ordonna de rester et mon père fut obligé de se retirer.

Quand le soleil fut levé, M. d’Autremont fut emporté sur un brancard et conduit au domicile de son ami où j’allai prendre de