Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/3

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et vous prie de la laisser passer. La soirée est froide et quand on vient de danser… »

Notre petite foule s’écarta avec respect et, dans le mouvement brusque que fit le vieux Fiori pour prendre le bras de sa fille, il fit tomber une des fleurs du bouquet de camélias que j’avais offert ; l’incident entrava la marche d’Albine ; tous se précipitèrent pour ramasser cette fleur dont chacun voulait conserver un pétale. En ce moment, elle leva les yeux sur moi qui étais resté le plus près. Elle détacha vivement du bouquet une autre fleur et me la présenta en disant d’un petit ton mélancolique et doux : « Mille grazie, signor. » Et puis elle passa, et le lendemain elle partit sans cortège et sans bruit de la ville où elle avait eu son premier succès.

L’année suivante, elle débutait à Naples, où elle était portée aux nues ; puis elle revenait par Rome et je me trouvais là, faisant mes études. Le hasard voulut,… j’ai dû te raconter cette rencontre, je n’en suis pas sûr pourtant, j’étais si occupé ! Et puis je n’avais pas de confidence à te faire, je ne songeais plus à être amoureux. L’art et ses premiers éblouissements absorbaient tout mon être. Donc, le hasard voulut que Mlle Fiori descendît dans l’hôtel où j’étais installé. C’était le Carême, les théâtres étaient fermés. Elle ne dansait pas, elle passait. Elle s’arrêtait, parce que son père était souffrant. Je la vis monter l’escalier ; elle me parut toujours chétive, point belle, mais agréable et sympathique. Elle avait gardé sa bonne renommée, mais assurément elle n’avait gardé aucun souvenir de moi.

Dans la nuit, j’entendis du bruit, des plaintes, des allées et venues dans l’appartement voisin du mien ; puis on ouvrit. Un pas léger et rapide frôla ma porte. Je n’étais pas couché, je travaillais, je sortis aussitôt et vis Mlle Fiori éperdue, qui cherchait du secours. Son père était gravement indisposé. Je lui offris de courir chercher un médecin, et au bout d’un quart d’heure j’en ramenai un qui trouva le bonhomme fort mal. Il pratiqua des frictions et je dus l’aider, ce qui n’empêcha pas le vieillard de mourir dans la matinée.

J’ignore si une grande tendresse unissait le père et la fille, et si Mlle Fiori est une personne extraordinairement courageuse ou