Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/5

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À présent, je ferme ma parenthèse et, de ces temps reculés, je passe à ma veillée de la nuit dernière. Je ne pensais nullement à une anecdote romanesque et je dégustais en égoïste le thé que l’on venait de me servir, lorsque je fus pris de remords et engageai mon hôte à en offrir au voyageur enfoui dans sa voiture.

— Le voyageur, répondit-il d’un air narquois, ou la voyageuse ?

Cela est roulé dans un grand manteau et porte une espèce de casquette, mais M. Champorel prétend que c’est un chapeau à la mode de Paris et que le petit monsieur est une demoiselle.

— Alors, raison de plus !… je vais l’inviter…

— Attendez, reprit le garde, la voilà qui vient d’elle-même !

Et, comme il regardait par la porte, restée ouverte :

— C’est bien une dame, ajouta-t-il, et pas déguisée du tout. Faut-il que son conducteur soit bête, il l’a prise tout le temps pour un garçon !

Elle entra, portant sur le bras son manteau de fourrure et parut surprise de me voir ; elle avait cru sans doute que tous les gens du château étaient repartis, mais elle me rendit tranquillement mon salut et s’approcha du feu. Je m’étais levé et je la regardais avec stupeur. Était-ce une illusion ? Il me semblait la reconnaître.

Mon attention attira la sienne ; elle me regarda à son tour, et tout à coup, me tendant la main :

— Monsieur Juste Odoard ! me dit-elle d’un air subitement attendri. Je n’espérais pas vous rencontrer jamais, et je suis heureuse de vous revoir. Je n’ai jamais oublié le secours que vous m’avez donné et l’intérêt que vous m’avez témoigné dans une circonstance bien cruelle. Je me suis reproché de ne vous en avoir presque pas remercié ; j’étais foudroyée, je n’avais guère ma tête. À présent, merci, merci de tout mon cœur !

Elle me serra encore la main et ajouta à voix basse :

— Ne prononcez pas mon nom. Puis-je vous parler sans qu’on nous écoute ?

Je répondis en l’invitant à prendre une tasse de thé, ce qui