Page:Sand - Antonia.djvu/57

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Marcel venait très-souvent, avec ou sans sa femme, passer une partie de la soirée chez sa tante Thierry. Julien et lui s’aimaient tendrement, et, bien qu’ils fussent souvent en désaccord, Marcel trouvant Julien trop romanesque, Julien trouvant Marcel trop positif, ils se fussent fait tuer l’un pour l’autre. Marcel parlait volontiers de sa clientèle, qui prenait du développement. Quand Julien lui disait : « Et ton étude, est-ce qu’elle fleurit ? » il répondait : « Elle bourgeonne, mon petit, elle bourgeonne ! J’ai des clients qui me rapportent souvent plus d’honneur que de profit, et ce ne sont pas ceux auxquels je tiens le moins. » Parmi ces clients ennemis des procès, mais qui lui créaient d’utiles ou d’agréables relations, Marcel citait la comtesse d’Estrelle en première ligne. Il la cita si souvent et en si bons termes, il dit et pensa tant de mal de l’indigne mari de cette belle veuve, il maudit si bien l’inhumaine avarice de la famille, il porta tant d’intérêt au doux et noble caractère de Julie, il lui échappa si involontairement de vanter ses charmes, que Julien fut curieux de la voir ; il la vit et l’aima, s’il ne l’aimait déjà avant de l’avoir vue.

Julien n’avait pas encore aimé. Il avait vécu fort sagement, il venait d’éprouver un grand chagrin, il était dans toute la plénitude de son développement physique et moral ; sa sensibilité était surexcitée par de grands efforts de courage, par un échange continuel de tendresse ardente avec sa tendre mère, par une disposition à l’enthousiasme qui lui venait d’un