Page:Sand - Cadio.djvu/241

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le mal des autres, je ne pouvais pas le voir. Quand les insurgés crucifiaient leurs prisonniers au portail des églises, quand ils les écorchaient vifs,… je m’enfuyais en fermant les yeux, et je les ai quittés pour n’en pas voir davantage. Il me semblait sentir dans ma propre chair les tourments qu’on faisait endurer aux victimes. Comment donc serais-je devenu brave, si j’étais resté bon et tendre comme une femme ? Il fallait endurcir mon cœur, et j’ai regardé comment la guillotine coupe les vertèbres et fait jaillir le sang avec la vie. On s’est ralenti ici depuis le rappel de Carrier. On n’a plus tué sans jugement, on n’a plus noyé ; la vengeance a reculé devant son œuvre, ceux qui l’avaient servie ont eu peur ! J’ai vu le maître charpentier enterrer sa hache rouillée de sang dans sa cave et s’enfuir devant son ombre, croyant voir des spectres sur la muraille. Donc, l’homme a peur de tout, même de son énergie, et, pour devenir un des premiers, il faut vaincre tout, l’effroi, la pitié, le remords !

HENRI. Tu veux devenir un des premiers ? Méfie-toi de ces rêves d’ambition qui ont fait tant de coupables et d’insensés parmi ceux de ton âge !

CADIO. Tu ne m’entends pas. Je ne songe pas à la gloire et à la fortune, je ne songe qu’à me sentir aussi fort que je me suis senti faible ; alors, je serai content.

HENRI. Et pour te rendre fort, tu cherches à te rendre inhumain ?

CADIO. J’y arriverai, j’ai assez souffert pour cela. Oh ! la pitié, quel mal ! quel déchirement ! quelle défaillance mortelle ! J’y ai passé, va ! j’ai vu tout ce qu’a fait Carrier.