Page:Sand - Contes d une grand mere 1.djvu/372

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ce fut le plus ennuyeux. J’y passai toute cette saison-là, et la suivante, et celle d’après encore. Enfin, au bout de cinq années, je vis un beau soir tout le corps dépecé du géant transporté sur le flanc déchiré de la montagne et formant une belle digue capable de retenir les glaces des plus rudes hivers, avec tous les sables qu’elles entraînent, lesquels, en rencontrant un point d’appui, tendaient à s’amonceler et à augmenter la puissance de la digue. Ma prairie, que j’avais drainée à mesure avec des rigoles de pierre, portait toutes ses eaux vers la coulisse du torrent et se passait d’engrais pour être magnifique. Il n’y avait que trop de fleurs ; c’était un vrai jardin. Les chèvres n’y venaient plus, car j’avais replanté, dès la seconde année, tous les hêtres que l’éboulement avait détruits, et mes jeunes sujets étaient déjà forts et bien feuillus. Jour par jour aussi, j’avais arraché les fougères et les autres herbes folles qui m’avaient envahi ; je les avais brûlées, et la cendre avait détruit la mousse. J’en étais à ma dernière brouettée, peut-être la quatre millième, quand je m’arrêtai et la laissai sur place, voulant donner à ma sœur Maguelonne le plaisir de la soulever et de dire qu’elle avait mis la dernière main à mon ouvrage.

Alors je me mis à genoux du côté du soleil pour remercier Dieu du courage qu’il m’avait donné et de la santé qu’il m’avait permis d’avoir pour mener à bonne fin cette tâche, que l’on m’avait dit devoir prendre toute la vie d’un homme. Et je n’avais que vingt et un ans ; j’entrais dans ma majorité, et la tâche était faite ! J’avais devant moi tout mon âge d’homme