Page:Sand - Elle et Lui.djvu/100

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trois et quatre mois d’avance, être sous le coup d’une maladie morale qui m’ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions ? Oh ! si cela était, n’aurais-tu pas dû me pardonner ?… Mais ce que je dis là, hélas ! n’a pas le sens commun. Qu’est-ce que le mal, sinon une maladie morale ? Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi ? Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente. Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je n’y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des hommes dans les bas-fonds infects de la société ; le mal ! pouvait-il approcher de moi, l’homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble fils des Muses ! Ah ! imbécile que j’étais, je me figurais donc, parce que j’avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses purifiaient la grande prostituée des nations, l’orgie, ma fiancée, qui m’avait lié à elle d’une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats dans les bagnes ? Et je t’ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon brutal égoïsme, et, après cela, j’ai relevé la tête en disant : « C’était mon droit, elle m’appartenait ; rien ne saurait être mal de ce que j’ai le droit de faire ! » Ah ! malheureux, malheureux que je suis ! j’ai été criminel ; et je ne m’en suis pas douté ! Il m’a fallu, pour le comprendre, te perdre, toi mon seul bien, le seul être qui m’eût jamais aimé et qui fût capable d’aimer l’enfant ingrat et insensé que j’étais ! C’est seulement quand j’ai vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux, que j’ai compris que j’étais à jamais seul et abandonné sur la terre ! »

Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton d’exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.

« Croirais-tu qu’en arrivant à Genève, la première chose que j’aie faite avant de songer à t’écrire, c’est d’aller acheter un gilet ? Oui, un gilet d’été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j’ai trouvé chez un tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter cette ville d’horlogers et de naturalistes ? Me voilà donc courant les rues de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m’arrêtant devant la boutique d’un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût, me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage ? Je ne peux pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu’ils ne parlent de pays où je ne pourrai jamais aller. J’aime mieux les poëtes, qui vous promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition. Et puis j’ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d’œuvre d’emmanchement. Je l’ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu’à elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m’en apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j’ai retrouvé les violettes doubles que tu avais semées dans ma cabine du Ferruccio au moment de nos adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais comme une relique ; mais voilà qu’elles m’ont fait pleurer comme une gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal événement de ma matinée, je me suis dit :

«

— Voilà pourtant l’enfant que cette pauvre femme a aimé ! »

Ailleurs, il disait :

« Tu m’as fait promettre de soigner ma santé, en me disant : « Puisque c’est moi qui te l’ai rendue, elle m’appartient un peu, et j’ai le droit de te défendre de la perdre. » Hélas ! ma Thérèse, que veux-tu donc que j’en fasse, de cette maudite santé qui commence à m’enivrer comme le vin nouveau ? Le printemps fleurit, et c’est la saison d’aimer, je le veux bien ; mais dépend-il de moi d’aimer ? Tu n’as pu m’inspirer le véritable amour, toi, et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que tu n’as pas fait ? Où la trouverai-je, cette magicienne ? Dans le monde ? Non, certes : il n’y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire, ma pauvre amie, que ceux à qui l’on se sacrifie ne le