Page:Sand - Elle et Lui.djvu/102

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m’a donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je sentais que je t’assassinais jour par jour, et que je n’avais plus d’autre manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d’un homme qui t’aimait véritablement.

« C’est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette journée où j’aurais encore pu tenter d’obtenir ma grâce ; mais cette détestable pensée ne m’est pas venue ; je t’en fais le serment, mon amie. Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue ; mais c’était bien inutile, va ! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant ensemble.

« Dis-le-lui donc, à lui, que je t’aime véritablement, autant que je puis aimer. Dis-lui que c’est à lui, autant qu’à toi, que je dois de m’être condamné et exécuté comme j’ai fait. J’ai bien souffert, mon Dieu, pour accomplir ce suicide du vieil homme ! Mais je suis fier de moi-même à présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j’ai été un sot ou un lâche de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en lui crachant au visage, la femme qui m’avait trahi ! Oui, Thérèse, c’est ainsi que, moi-même, j’eusse probablement jugé chez un autre la conduite que j’ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de résolution que de joie. C’est que je ne suis pas une brute, Dieu merci ! je ne vaux rien ; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends justice. « Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j’en souffre ; loin de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force aussi : car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à penser à ce qu’il eût pu être et à ce qu’il est maintenant pour toi, sa tête s’égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec orgueil : « J’aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur : je ne l’ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j’ai droit maintenant à l’amitié de Thérèse. »

Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C’est sous ce titre qu’il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du passé… Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l’aimer. Il ne lui semblait pas qu’elle pût jamais regretter le temps où, tous les matins, elle s’éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n’allait pas lui tomber sur la tête.

Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse s’était emparée d’elle depuis qu’elle habitait ce livide rocher de Porto-Venere. C’était comme un détachement de la vie qui, par moment, n’était pas sans charme pour elle ; mais c’était quelque chose de morne et d’abattu qui n’était pas dans son caractère et qu’elle ne s’expliquait pas à elle-même.

Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de Palmer : elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa part les choses les plus affectueuses ; mais elle ne put se résoudre à le prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa véritable situation, c’est-à-dire à confier des engagements sur lesquels elle ne s’était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle eût été fixée, n’eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent : « Vous souffrez encore, tant pis pour vous ! moi, je me marie ! »

L’argent qu’elle attendait n’arriva qu’au bout de quinze jours. Elle fit de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait Palmer. Lorsqu’elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque, elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer pour se promener autour du golfe ; mais elle désira rester à Porto-Venere encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à cette morne et misérable résidence.

Il est des situations morales qui se sentent mieux qu’elles ne se définissent. C’est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses lettres, de s’épancher.

« Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d’une chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où jamais un arbre n’a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m’est devenue en quelque sorte nécessaire. Le pays que j’ai derrière moi, et qu’en moins de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant