Page:Sand - Elle et Lui.djvu/111

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En voyant que c’était Palmer, elle pâlit. Ce qu’il venait de faire était plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.

Palmer vit cette pâleur, et n’en put comprendre la véritable cause. Il vit aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu’échangèrent involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation ; puis ils marchèrent l’un sur l’autre, incertains s’ils se tendraient la main ou s’ils s’étrangleraient.

Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses larmes, qui recommençaient à l’étouffer.

— Qu’est-ce donc ? lui dit Palmer en regardant Thérèse.

— Je ne sais, répondit-elle avec fermeté ; je viens de lui dire que nous partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que nous allons l’oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous l’aimerons toujours.

— C’est un enfant gâté ! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n’ai qu’une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc que nous l’emmenions en Amérique pour qu’il cesse de s’affliger et de vous faire pleurer, Thérèse ?

Ces paroles furent dites d’un ton indéfinissable. C’était l’accent de l’amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et invincible.

Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer :

— Nous allons dîner au cabaret. Catherine n’attendait que moi, et il n’y aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.

— Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer, moitié tendre.

— Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin ce qui se passait dans l’esprit de Palmer. Je vous quitte ; je reviendrai vous dire adieu. Quel jour partez-vous ?

— Dans quatre jours, dit Thérèse.

— Au moins ! ajouta Palmer en la regardant d’une manière étrange ; mais ce n’est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble aujourd’hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux Frères-Provençaux, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les Cascine. Voyons, je vous prie.

— Je suis engagé, dit Laurent.

— Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes ! Écrivez, écrivez, je vous prie !

Palmer parlait d’un ton si décidé, qu’il en était absolu. Laurent crut se rappeler que c’était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu qu’il refusât, et d’un regard elle eût pu le lui faire comprendre ; mais Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d’interpréter toutes choses d’une manière funeste.

Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe. Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut l’intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance d’autrefois. Malheureusement, lorsque l’esprit humain, emporté par de grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s’il est pris de vertige, il ne descend plus, il se précipite. C’est ce qui arrivait à Palmer. Homme de cœur et de loyauté entre tous, il avait eu l’ambition de vouloir dominer les émotions intérieures d’une situation trop délicate. Ses forces le trahissaient ; qui pourrait l’en blâmer ? Et il s’élançait dans l’abîme, entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait tous trois ? Tous trois avaient rêvé d’escalader le ciel et d’atteindre ces régions sereines où les passions n’ont plus rien de terrestre ; mais cela n’est pas donné à l’homme : c’est déjà beaucoup pour lui de se croire un instant capable d’aimer sans trouble et sans méfiance.

Le dîner fut d’une tristesse mortelle ; bien que Palmer, qui s’était emparé du rôle d’amphitryon, prît à cœur de faire servir à ses convives les mets et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après de vains efforts pour se trouver dans la situation d’esprit qu’il avait savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour s’étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d’une manière impatientante pour Thérèse.

— Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de refuser ; au bois de Boulogne, dans votre calèche