Page:Sand - Elle et Lui.djvu/124

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de mon amour. Donc, mes sens et mon imagination sont satisfaits de ce côté-là ; c’est mon cœur tout seul et l’échange de mes idées avec les vôtres que je vous offre.

— Je les refuse, dit Thérèse.

— Comment ! vous aurez la vanité d’être jalouse d’un être que vous n’aimez plus ?

— Certes, non ! Je n’ai plus ma vie à donner, et je ne comprends pas une amitié comme celle que vous me demandez sans un dévouement exclusif. Venez me voir comme mes autres amis, je le veux bien ; mais ne me demandez plus d’intimité particulière, même apparente.

— Je comprends, Thérèse ; vous avez un autre amant !

Thérèse leva ses épaules et ne répondit rien. Il mourait d’envie qu’elle se vantât d’un caprice, comme il venait de le faire vis-à-vis d’elle. Sa force abattue se ranimait et avait besoin d’un combat. Il attendait avec anxiété qu’elle répondît à son défi pour l’accabler de reproches et de dédains, et lui déclarer peut-être qu’il venait d’inventer cette maîtresse pour la forcer à se trahir elle-même. Il ne comprenait plus la force d’inertie de Thérèse. Il aimait mieux se croire haï et trompé qu’importun ou indifférent.

Elle le lassa par son mutisme.

— Bonsoir, lui-dit-il. Je vais dîner, et, de là, au bal de l’opéra, si je ne suis pas trop gris.

Thérèse, restée seule, creusa, pour la millième fois en elle-même, l’abîme de cette mystérieuse destinée. Que lui manquait-il donc pour être une des plus belles destinées humaines ? La raison.

— Mais qu’est-ce donc que la raison ? se demandait Thérèse, et comment le génie peut-il exister sans elle ? Est-ce parce qu’il est une si grande force qu’il peut la tuer et lui survivre ? Ou bien la raison n’est-elle qu’une faculté isolée dont l’union avec le reste des facultés n’est pas toujours nécessaire ?

Elle tomba dans une sorte de rêverie métaphysique. Il lui avait toujours semblé que la raison était un ensemble d’idées et non pas un détail ; que toutes les facultés d’un être bien organisé lui empruntaient et lui fournissaient tour à tour quelque chose ; qu’elle était à la fois le moyen et le but, qu’aucun chef-d’œuvre ne pouvait s’affranchir de sa loi, et qu’aucun homme ne pouvait avoir de valeur réelle après l’avoir résolument foulée aux pieds.

Elle repassait dans sa mémoire la vue de grands artistes, et regardait aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la règle du vrai associée au rêve du beau, et partout cependant des exceptions, des anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyées comme celle de Laurent. L’aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C’était quelque chose de fiévreux qui s’emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la force des choses, Thérèse elle-même se trouvait jetée, sans l’avoir désiré ni prévu, dans ce cercle fatal de l’enfer humain. Elle était devenue la compagne, la moitié intellectuelle d’un de ces fous sublimes, d’un de ces génies extravagants ; elle assistait à la perpétuelle agonie de Prométhée, aux renaissantes fureurs d’Oreste ; elle subissait le contre-coup de ces inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir trouver le remède.

Dieu était encore dans ces âmes rebelles et torturées cependant, puisqu’à certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source pure de l’inspiration sacrée n’était pas tarie ; ce n’était point là un talent épuisé, c’était peut-être encore un homme de beaucoup d’avenir. Fallait-il l’abandonner à l’envahissement du délire et à l’hébétement de la fatigue ?

Thérèse avait, disons-nous, trop côtoyé cet abîme pour n’en point partager quelquefois le vertige. Son propre talent comme son propre caractère avait failli s’engager à son insu dans cette voie désespérée. Elle avait eu cette exaltation de la souffrance qui fait voir en grand les misères de la vie, et qui flotte entre les limites du réel et de l’imaginaire ; mais, par une réaction naturelle, son esprit aspirait désormais au vrai, qui n’est ni l’un ni l’autre, ni l’idéal sans frein, ni le fait sans poésie. Elle sentait que c’était là le beau, et qu’il fallait chercher la vie matérielle simple et digne pour rentrer dans la vie logique de l’âme. Elle se faisait de graves reproches de s’être manqué si longtemps à elle-même : puis, un instant après, elle se reprochait