Page:Sand - Elle et Lui.djvu/127

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— Ma foi, non ! dit-il, vous n’êtes que des peureuses et des égoïstes, absolument comme les femmes honnêtes. Je vais dans la bonne compagnie. Tant pis pour vous !

Mais elles le ramenèrent dans le foyer, et il s’y établit entre lui, d’autres jeunes gens de ses amis, et une troupe d’effrontées, une causerie si vive, avec de si beaux projets, que Thérèse, vaincue par le dégoût, se retira en se disant qu’il était trop tard. Laurent aimait le vice : elle ne pouvait plus rien pour lui.

Laurent aimait-il le vice, en effet ? Non, l’esclave n’aime pas le joug et le fouet ; mais, quand il est esclave par sa faute, quand il s’est laissé prendre sa liberté, faute d’un jour de courage ou de prudence, il s’habitue au servage et à toutes ses douleurs : il justifie ce mot profond de l’antiquité, que, quand Jupiter réduit un homme en cet état, il lui ôte la moitié de son âme.

Quand l’esclavage du corps était le fruit terrible de la victoire, le ciel agissait ainsi par pitié pour le vaincu ; mais, quand c’est l’âme qui subit l’étreinte funeste de la débauche, le châtiment est là tout entier. Désormais Laurent le méritait, ce châtiment. Il avait pu se racheter, Thérèse y avait risqué, elle aussi, la moitié de son âme : il n’en avait pas profité.

Comme elle remontait en voiture pour rentrer chez elle, un homme éperdu s’élança à ses côtés.

C’était Laurent. Il l’avait reconnue au moment où elle quittait le foyer, à un geste d’horreur involontaire dont elle n’avait pas eu conscience.

— Thérèse, lui dit-il, rentrons dans ce bal. Je veux dire à tous ces hommes : « Vous êtes des brutes ! » à toutes ces femmes : « Vous êtes des infâmes ! » Je veux crier ton nom, ton nom sacré à cette foule imbécile, me rouler à tes pieds, et mordre la poussière en appelant sur moi tous les mépris, toutes les insultes, toutes les hontes ! Je veux faire ma confession à haute voix dans cette mascarade immense, comme les premiers chrétiens la faisaient dans les temples païens, purifiés tout à coup par les larmes de la pénitence et lavés par le sang des martyrs…

Cette exaltation dura jusqu’à ce que Thérèse l’eût ramené à sa porte. Elle ne comprenait plus du tout pourquoi et comment cet homme si peu enivré, si maître de lui-même, si agréablement discoureur au milieu des filles du bal masqué, redevenait passionné jusqu’à l’extravagance aussitôt qu’elle lui apparaissait.

— C’est moi qui vous rends fou, lui dit-elle. Tout à l’heure on vous parlait de moi comme d’une misérable, et cela même ne vous réveillait pas. Je suis devenue pour vous comme un spectre vengeur. Ce n’était pas là ce que je voulais. Quittons nous donc, puisque je ne peux plus vous faire que du mal.




XIV


Ils se revirent pourtant le lendemain. Il la supplia de lui donner une dernière journée de causerie fraternelle et de promenade bourgeoise, amicale, tranquille. Ils allèrent ensemble au Jardin des Plantes, s’assirent sous le grand cèdre, et montèrent au labyrinthe. Il faisait doux ; plus de traces de neige. Un soleil pâle perçait à travers des nuages lilas. Les bourgeons des plantes étaient déjà gonflés de sève. Laurent était poëte, rien que poëte et artiste contemplatif ce jour-là : un calme profond, inouï, pas de remords, pas de désirs ni d’espérances ; de la gaieté ingénue encore par moments. Pour Thérèse, qui l’observait avec étonnement, c’était à ne pas croire que tout fût brisé entre eux.

L’orage revint effroyable le lendemain, sans cause, sans prétexte, et absolument comme il se forme dans le ciel d’été, par la seule raison qu’il a fait beau la veille.

Puis, de jour en jour, tout s’obscurcit ; et ce fut comme une fin du monde, comme de continuels éclats de foudre au sein des ténèbres.

Une nuit, il entra chez elle fort tard, dans un état d’égarement complet, et, sans savoir où il était, sans lui dire un mot, il se laissa tomber endormi sur le sofa du salon.

Thérèse passa dans son atelier, et pria Dieu avec ardeur et désespoir de la soustraire à ce supplice. Elle était découragée ; la mesure était comble. Elle pleura et pria toute la nuit.

Le jour paraissait lorsqu’elle entendit sonner à sa porte. Catherine dormait, et Thérèse crut que quelque passant attardé se trompait de domicile. On sonna encore ; on sonna trois fois. Thérèse