Page:Sand - Elle et Lui.djvu/31

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que parler d’amour, c’était déjà en donner ou en prendre ; mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique !

— En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.

— Pourquoi ? qu’est-ce que cela vous fait, que j’aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu’il ne tient qu’à vous de me rendre aussi tranquille que je l’étais auparavant ?

— Que faut-il faire pour cela ?

— Ce que je vous demandais : me dire que vous êtes à quelqu’un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par la baguette d’une fée.

— Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus aimer personne, cela ne suffira pas ?

— Non, j’aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d’avis.

Thérèse ne put s’empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent s’exécutait.

— Eh bien, lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont j’étais fière, au lieu d’un amour dont j’aurais à rougir. J’aime quelqu’un.

— Ce n’est pas assez, Thérèse : il faut me dire que vous lui appartenez !

— Autrement, vous croirez que ce quelqu’un c’est vous, n’est-ce pas ? Eh bien, soit, j’ai un amant. Êtes-vous satisfait ?

— Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier de votre franchise. Soyez tout à fait bonne, dites-moi que c’est Palmer !

— Cela m’est impossible, je mentirais.

— Alors… je m’y perds !

— Ce n’est personne que vous connaissez, c’est une personne absente…

— Qui vient cependant quelquefois ?

— Apparemment, puisque vous avez surpris un épanchement…

— Merci, merci, Thérèse ! Me voilà tout à fait sur mes pieds ; je sais qui vous êtes et qui je suis, et, s’il faut tout dire, je crois que je vous aime mieux ainsi, vous êtes une femme et non plus un sphinx. Ah ! que ne parliez-vous plus tôt !

— Cette passion vous a donc bien ravagé ? dit Thérèse railleuse.

— Eh ! mais, peut-être ! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous en rirons ensemble.

— Voilà qui est convenu ; bonsoir.

Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait réellement souffert pour Thérèse. Il l’avait désirée avec passion, sans oser le lui faire pressentir. Ce n’était certes pas une bonne passion que celle-là. Il s’y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme dont tous ses amis disaient : « Qui aime-t-elle ? je voudrais bien que ce fût moi, mais ce n’est personne, » lui était apparue comme un idéal à saisir. Son imagination s’était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte, de la presque certitude d’échouer.

Mais ce jeune homme n’était pas voué exclusivement à l’orgueil. Il avait la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du vrai.

C’était un ange, sinon déchu comme tant d’autres, du moins fourvoyé et malade. Le besoin d’aimer lui dévorait le cœur, et cent fois par jour il se demandait avec effroi s’il n’avait pas déjà trop abusé de la vie, et s’il lui restait la force d’être heureux.

Il s’éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l’admirait, le grondait, l’encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors d’affection, de dévouement, peut-être de volupté ! Du moins, c’est ainsi qu’il plaisait à Laurent d’interpréter le silence de Thérèse sur son propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde,

qu’elle avait sur les lèvres et au coin de l’œil, lorsqu’il blasphémait devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l’air de se dire : « Je pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer ; mais ce pauvre fou ne me comprendrait pas. »

Une fois le mystère de son cœur dévoilé, Thérèse perdit d’abord tout son prestige aux yeux de Laurent. Ce n’était plus qu’une femme pareille aux autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et, bien qu’elle ne se fût jamais laissé interroger, de l’accuser d’hypocrisie et de pruderie. Mais, du moment qu’elle était à quelqu’un, il ne regrettait plus de l’avoir respectée, et il ne désirait plus rien d’elle, pas même son amitié, qu’il n’était pas embarrassé, pensait-il, de trouver ailleurs.