Page:Sand - Elle et Lui.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

retournait à la débauche, s’oubliait lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses, allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer l’air qu’elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d’entendre sa voix grondeuse et caressante.

Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments ; il la méprisait pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu’un homme médiocre, puisqu’elle n’éprouvait pas le besoin d’en parler ; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure après s’il eût espéré être reçu.

Thérèse, qui un instant s’était aperçue de son amour, ne s’en doutait plus, tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi : elle avait voué une sorte de culte, disait-elle, à ce qu’il eût pu être, et il lui en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l’eût caressé comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu’il lui venait sur les lèvres de le tutoyer.

Y avait-il de l’amour dans ce sentiment maternel ? Il y en avait certainement, à l’insu de Thérèse ; mais une femme vraiment chaste, et qui a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps vis-à-vis d’elle-même le secret d’un amour dont elle a résolu de se défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais ; du moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d’elle, elle en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu’il était incapable d’aimer comme elle l’entendait ; aussi avait-elle été blessée et effrayée du moment de fantaisie qu’il avait avoué. Cette crise passée, elle s’applaudissait d’avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen d’en prévenir le retour ; et comme en toute occasion, dès qu’il se sentait ému, Laurent se hâtait de proclamer l’infranchissable barrière de glace de la mer Baltique, elle n’avait plus peur et s’habituait à vivre sans brûlure au milieu du feu.

Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la manière d’être, comme le cachet indélébile des artistes français. C’est une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement. C’est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté ridicule des choses, c’est en découvrir le côté faible et illogique. Se moquer des périls où l’âme se trouve engagée, c’est s’exercer à les braver, comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un ami, c’est souvent le sauver d’une mollesse de l’âme dans laquelle notre pitié l’eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c’est se préserver de la sotte ivresse de l’amour-propre exagéré. J’ai remarqué que les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d’une vanité puérile et insupportable.

La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d’esprit, comme son talent, et d’autant plus naturelle qu’elle était originale. Thérèse avait moins d’esprit que lui, en ce sens qu’elle était naturellement rêveuse et paresseuse à causer ; mais elle avait précisément besoin de l’enjouement des autres : alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté sans éclat n’était pas sans charme.

Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l’on se maintenait, que l’amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n’aimait pas que l’on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas une note à faire entendre.

Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense obligatoire imprévue.

Laurent s’était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l’avait trouvé ce qu’il était : droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours dans sa jeunesse. À trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus que pour son plaisir, et,