Page:Sand - Elle et Lui.djvu/37

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avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que ma propre expérience m’a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir arriver.

« Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore d’autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes, et Thérèse, qui adorait son père, n’eût pas voulu plaider même avec des chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat ; c’était la première, la seule légitime femme de son mari.

« Thérèse eut un courage peu ordinaire : elle calma cette malheureuse et obtint d’elle qu’elle ne ferait aucun procès ; elle obtint du comte qu’il reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. À cause de la naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à l’étranger, et c’est aussi à l’étranger que le jeune couple avait vécu depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte, craignant à coup sûr d’être démasqué s’il reparaissait dans le monde, faisait croire à Thérèse qu’il avait la passion de la solitude avec elle, et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir des indifférents.

« Lorsque Thérèse découvrit l’horreur de sa situation, il n’était donc pas impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul, mais qu’il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait jamais user de sa liberté, elle prit à l’instant même un parti irrévocable, celui de n’être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son enfant par un scandale et une condamnation infamante. L’enfant devenait de toute façon un bâtard ; mais mieux valait qu’il n’eût pas de nom et qu’il ignorât à jamais sa naissance que d’avoir à réclamer un nom taré en déshonorant son père.

« Thérèse aimait encore ce malheureux ! elle me l’a avoué, et lui-même, il l’aimait d’une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son âge, je ne veux pas dire de son sexe ; une femme, quand elle est héroïque, ne l’est pas à demi.

« Enfin elle l’emporta ; elle garda son enfant, chassa de ses bras le coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu’à lui baiser les pieds en la quittant.

« Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se faire oublier du peu de personnes qui l’avaient connue, et se mit à vivre pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si cher, qu’elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui ; mais ce dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.

« Comme le comte avait de la fortune et qu’il n’avait pas d’enfant de sa première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci, une pension raisonnable pour être en mesure d’élever convenablement son fils ; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu’il l’abandonna de nouveau, s’échappa, revint en Europe et alla se jeter aux pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à l’autre extrémité du monde.

« Thérèse fut inexorable : elle avait réfléchi et prié. Son âme s’était affermie, elle n’aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils, elle ne voulait pas qu’un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait perdu le droit d’être heureuse, mais non pas celui de se respecter elle-même : elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte la menaça de la laisser sans ressources : elle répondit qu’elle n’avait pas peur de travailler pour vivre.

« Ce misérable fou s’avisa alors d’un moyen exécrable, soit pour mettre Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva l’enfant et disparut. Thérèse courut après lui ; mais il avait si bien pris ses mesures, qu’elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C’est alors que je la rencontrai en Angleterre ; mourant de désespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que j’hésitai à la reconnaître.

« J’obtins d’elle qu’elle se reposerait et me laisserait agir. Mes recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en Amérique. L’enfant y était mort de fatigue en arrivant.

« Quand il me fallut porter à cette malheureuse l’épouvantable nouvelle, je fus épouvanté moi-même du calme qu’elle montra. On eût dit pendant huit jours d’une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu’elle était sauvée. J’étais forcé de la quitter ; elle me dit qu’elle voulait se fixer où elle était. J’étais inquiet de son dénûment ; elle me trompa en me disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J’ai su plus tard que sa pauvre mère en eût été bien empêchée : elle ne disposait pas d’un centime dans son ménage sans en rendre compte. D’ailleurs, elle ignorait tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les lui avait cachés pour ne pas la désespérer.

« Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin et de musique ; car elle avait des talents, qu’elle eut le courage d’exercer pour n’avoir à accepter la pitié de personne.

« Au bout d’un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle n’était jamais venue, et où personne ne la connaissait.