Page:Sand - Elle et Lui.djvu/55

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de vigueur pour insulter et défier l’être que je suis à présent. Je me suis dit alors : « Ô mon Dieu ! est-ce donc là ce que je serai dans mon âge mûr ?… J’ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j’ai exprimés malgré moi ; c’est que je porte toujours en moi ce vieil homme dont je me croyais délivré ? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me crier : Il est trop tard ! »

« Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver ; mais je ne sais pendant combien de minutes ou de siècles j’aurais tourné sur moi-même sans pouvoir avancer, si tu n’étais enfin venue. Je t’ai reconnue tout de suite, Thérèse : je n’ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.

Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s’il racontait une chose qu’il avait réellement éprouvée, ou s’il avait mêlé ensemble, dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu’il ne s’était pas endormi sur l’herbe, et qu’il s’était toujours rendu compte du lieu où il était et du temps qui s’écoulait ; mais cela même était difficile à constater. Thérèse l’avait perdu de vue, et, quant à elle, le temps lui avait semblé mortellement long.

Elle lui demanda s’il était sujet à ces hallucinations.

— Oui, dit-il, dans l’ivresse ; mais je n’ai été ivre que d’amour depuis quinze jours que tu es à moi.

— Quinze jours ! dit Thérèse étonnée.

— Non, moins que cela, reprit-il ; ne me chicane pas sur les dates : tu vois bien que je n’ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à fait.

— Tu as besoin de repos pourtant : il faudrait penser à rentrer.

— Eh bien, que faisons-nous ?

— Nous ne sommes pas dans la direction ; nous tournons le dos à notre point de départ.

— Tu veux que je repasse par ce maudit rocher ?

— Non, mais prenons à droite.

— C’est tout le contraire.

Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n’en voulut pas démordre, et même il s’emporta et parla d’un ton irrité, comme s’il y eût eu là matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se sentait brisée d’émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler d’un ton qu’elle n’eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la bonne vieille l’impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu’elle le sentait malade ; mais cet état d’excitation douloureuse