Page:Sand - Elle et Lui.djvu/96

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déchue ! N’est-ce pas dans l’ordre ? lui qui comprenait tout, pourquoi n’a-t-il pas compris cela ?

« Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s’est-il dit enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l’empêcher de songer à moi : qu’y aurait-il là d’étonnant ? J’avais toujours connu Palmer pour un homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors d’enthousiasme et de foi, j’ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être un de ces caractères qui s’exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent à aimer passionnément les victimes ? C’est un instinct naturel aux gens forts, c’est la sublime pitié des cœurs heureux et purs ! Il y a eu des moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand j’aimais Laurent, puisque c’est sa souffrance, avant tout et plus que tout, qui m’avait attachée à lui !

« Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n’oserais pourtant le dire à Richard Palmer, s’il était là ! Je craindrais que mes doutes ne lui fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes, je les ai malgré moi, et j’ai peur, sinon pour aujourd’hui, du moins pour demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu’il aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n’en a jamais dit le premier mot, et qu’il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée sous les pieds d’un autre homme ?

« Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j’attends assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la Spezzia, à trois lieues d’ici. C’est là que nous nous étions donné rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je ne peux pas me décider à aller lui dire : « Me voilà ! » Non, non ! s’il doute de moi, rien n’est plus possible entre nous ! J’ai pardonné à l’autre cinq ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l’ombre d’un soupçon. Est-ce de l’injustice ? Non ! il me faut désormais un amour sublime ou rien ! Ai-je donc cherché le sien ? Il me l’a imposé en me disant : « Ce sera le ciel ! » L’autre m’avait bien dit que ce serait peut-être l’enfer qu’il m’apportait ! Il ne m’a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que Palmer me trompe en se trompant lui-même ; car, après cette nouvelle erreur, il ne me resterait plus qu’à nier tout, à me dire que, comme Laurent, j’ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi !

« Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j’en suis sûre, bien que vous disiez qu’il vous les faut ! N’ayez du moins pas d’inquiétude pour ma santé ; je me porte à merveille, j’ai sous les yeux la plus belle mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre Thérèse, qui vous adore. »

Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à dessein juste une heure après le départ du Ferruccio. Ne trouvant pas Thérèse à la Croix de Malte, et apprenant qu’elle avait dû embarquer Laurent à l’entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à neuf heures le batelier qu’elle avait pris le matin, et qui appartenait à l’hôtel. Le brave garçon n’était pas sujet à s’enivrer. Il avait été surpris par une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur l’herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu’il avait bue pendant la station des deux amis à l’île de Palmaria, si bien qu’il se souvenait assez bien d’avoir conduit le signore et la signora à bord du Ferruccio, mais nullement d’avoir conduit ensuite la signora à Porto-Venere.

Si Palmer l’eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les idées du barcarolle n’étaient pas très-nettes sur le dernier point ; mais Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l’aveu de la vérité. Il se le tint pour dit, et rentra à l’hôtel, où il passa une nuit terrible.

Ce n’est pas l’histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé d’écrire. Nous avons intitulé notre récit Elle el lui, c’est-à-dire Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu’il est nécessaire d’en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué