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HISTOIRE DE MA VIE

Artisans, qui commencez à tout comprendre, paysans, qui commencez à savoir écrire, n’oubliez donc plus vos morts. Transmettez la vie de vos pères à vos fils, faites-vous des titres et des armoiries si vous voulez, mais faites-vous-en tous ! La truelle, la pioche ou la serpe sont d’aussi beaux attributs que le cor, la tour ou la cloche. Vous pouvez vous donner cet amusement si bon vous semble. Les industriels et les financiers se le donnent bien !

Mais vous êtes plus sérieux que ces gens-là. Eh bien, que chacun de vous cherche à tirer et à sauver de l’oubli les bonnes actions et les utiles travaux de ses aïeux, et qu’il agisse de manière que ses descendants lui rendent le même honneur. L’oubli est un monstre stupide qui a dévoré trop de générations. Combien de héros à jamais ignorés parce qu’ils n’ont pas laissé de quoi se faire élever une tombe ! combien de lumières éteintes dans l’histoire parce que la noblesse a voulu être le seul flambeau et la seule histoire des siècles écoulés ! Échappez à l’oubli, vous tous qui avez autre chose en l’esprit que la notion bornée du présent isolé. Écrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sondé votre cœur. Ce n’est pas à autres fins que j’écris la mienne et que je vais raconter celle de mes parents.

Frédéric-Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, fut le plus étonnant débauché de son temps. Ce n’est pas un honneur bien rare que d’avoir un peu de son sang dans les veines, car il eut, dit-on, plusieurs centaines de bâtards. Il eut de la belle Aurore de Kœnigsmark, cette grande et habile coquette, devant laquelle Charles XII recula et qui dut se croire plus redoutable qu’une armée[1],

  1. L’anecdote est assez curieuse : la voici racontée par Voltaire, Histoire de Charles XII : « Auguste aima mieux recevoir des lois dures de son vainqueur que de ses sujets. Il se détermina à demander la paix au roi de Suède, et voulut entamer