Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/55

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que pendant dix ans qu’ils vécurent ensemble, il fut, avec son fils, la plus chère affection de sa vie ; et bien qu’elle n’employât jamais le mot d’amour, que je n’ai jamais entendu sortir de ses lèvres à propos de lui ni de personne, elle souriait quand elle m’entendait dire qu’il me paraissait impossible d’aimer un vieillard. « Un vieillard aime plus qu’un jeune homme, disait-elle, et il est impossible de ne pas aimer qui vous aime parfaitement. Je l’appelais mon vieux mari et mon papa. Il le voulait ainsi, et ne m’appelait jamais que sa fille, même en public. Et puis, ajoutait-elle, est-ce qu’on était jamais vieux dans ce temps-là ? C’est la révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père, ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale jusqu’à l’heure de sa mort. Plus jeune, il avait été trop aimable pour avoir une vie aussi calme, et je n’eusse peut-être pas été aussi heureuse avec lui, on me l’aurait trop disputé. Je suis convaincue que j’ai eu le meilleur âge de sa vie, et que jamais jeune homme n’a rendu une jeune femme aussi heureuse que je le fus ; nous ne nous quittions pas d’un instant, et jamais je n’eus un instant d’ennui auprès de lui. Son esprit était une encyclopédie d’idées, de connaissances et de talents qui ne s’épuisa jamais pour moi. Il avait le don de savoir toujours s’occuper d’une manière agréable pour les autres autant que pour lui-même. Le jour il faisait de la musique avec moi ; il était excellent violon, et faisait ses violons lui-même, car il était luthier, outre qu’il était horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, décorateur, cuisinier, poète, compositeur de musique, menuisier, et qu’il brodait à merveille. Je ne sais pas ce qu’il n’était pas. Le malheur, c’est qu’il mangea sa fortune à satisfaire tous ces instincts divers et à expérimenter toutes choses ; mais je n’y vis que du feu, et nous nous