Page:Sand - Jean de la Roche (Calmann-Levy SD).djvu/322

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Cet entretien laissa en nous des traces si profondes, que, depuis dix ans, nous sommes heureux, ma sainte femme et moi, sans qu’aucune de nos appréhensions se soit réalisée, sans que nous ayons eu de grands efforts à faire pour les éloigner, et sans que la satiété se soit annoncée par le plus léger symptôme de refroidissement ou d’ennui.

Si ce bonheur est un peu mon ouvrage, je dois dire qu’il est beaucoup plus celui de madame de la Roche. Plus ferme à son poste et plus attentive que moi, elle sait prévoir avec une admirable délicatesse les occasions ou les prétextes que l’ennemi pourrait prendre pour s’insinuer dans notre sanctuaire. Cet ennemi, ce démon, elle le définit très-bien en disant que c’est une fausse vue de l’idéal, un mirage de l’orgueil, une idolâtrie de soi-même, suscitée par l’amour qu’on inspire, et dont on arrive à n’être jamais satisfait, si l’on oublie que l’amour vient de Dieu et qu’on n’y a droit qu’en raison des mérites que l’on acquiert. Cette loi bestiale, imaginée par l’humanité primitive et sauvage, qui ordonne à la femme de servir et d’adorer son maître, quelque indigne et ingrat qu’il puisse être, fut écartée de notre pacte conjugal comme une impiété heureusement irréalisable de nos jours, et inapplicable à des êtres doués de conscience et de réflexion. J’eus le bonheur