Page:Sand - La Daniella 1.djvu/244

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rures et les ruines des premiers plans accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine, immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque.

Je passai tout près de lui, comptant qu’il me tendrait la main, et que, pour un sou, j’aurais de lui quelque parole qui serait le résultat de sa méditation. Mais, soit qu’il n’appartint pas à un ordre mendiant, soit qu’il eût peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu désert, il me regarda avec méfiance et appuya la main sur son bâton. Ce geste m’étonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut, mais se détourna de manière à me cacher sa figure, qui m’avait paru belle et fortement caractérisée.

Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de l’inquiétude de cet homme, dont le vœu de pauvreté devrait être au moins une source d’insouciance et de sécurité. Il avait disparu précipitamment vers les gradins de l’hémicycle.

Je m’en allai, pensant aux paroles naïves et sensées du pâtre philosophe : « Le plus grand bonheur de l’homme, c’est la liberté d’aimer».

En effet, tout le monde n’a pas cette liberté. Et moi qui la possède, j’ai déjà laissé passer des années qui eussent pu être pleines de bonheur. À quoi les ai-je employées ? À interroger mes forces, mon intelligence, mon avenir, et à sacrifier à cette attente de l’inconnu les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu plus sage que mon siècle, j’ai fait comme lui : j’ai lâché la proie pour l’ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s’écoulait pour un temps qui ne sera peut-être pas. Qu’est-ce que cette chimère du travail, ce besoin de développer l’intelligence au détriment des forces du cœur ? Ne les use-t-on pas à les laisser dans l’inaction ? Et pourquoi, pour qui cette tension de la volonté vers un but aussi incertain que le ta-