Page:Sand - La Daniella 1.djvu/280

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ce triste moi pour vivre dans une autre âme, pour s’isoler avec elle de tout ce qui n’est pas l’amour, mon Dieu ! quelle étrange et mystérieuse félicité !

Et pourquoi est-ce ainsi ? Autre mystère ! Pourquoi cette femme, et non pas toute antre plus belle peut-être et meilleure ou plus éprise encore ? La raison, la fausse raison d’hier s’efforcerait vainement de rabaisser mon choix et de me montrer l’image d’une maîtresse plus désirable. La raison souveraine d’aujourd’hui, cette extase, cette vision du vrai absolu, répondrait victorieusement que la seule maîtresse qu’on puisse désirer est celle qu’on a, et que la seule femme qu’on puisse adorer est celle qui vous a jeté dans l’état surnaturel où me voici.

Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine ; c’est-à-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que moi-même. Je m’estime plus que je ne croyais pouvoir m’estimer jamais ; car mes préjugés et mes méfiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne me semblent plus venir de moi, mais d’un rôle que j’étais forcé de jouer dans la comédie sociale. J’ai dépouillé ce costume d’emprunt ; j’ai oublié ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me trouve tel que Dieu m’a fait. L’amour primordial, la principale effluve de la divinité, s’est répandu dans l’air que je respire ; ma poitrine s’en est remplie. C’est comme un fluide nouveau qui me pénètre et me vivifie. Le temps, l’espace, les besoins, les usages, les dangers, les ennuis, l’opinion, tous ces liens où je me débattais sans pouvoir faire un pas, sont maintenant des notions erronées, des songes qui fuient dans le vide. Je suis éveillé, je ne rêve plus ; j’aime et je suis aimé. Je vis ! je vis dans cette région que je prenais pour un idéal nuageux, pour une création de ma fantaisie, et que je touche, respire et possède comme une réalité ! Je vis par tous mes