Page:Sand - La Daniella 1.djvu/31

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positif que tout ce qui échappe à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage. Il a pris ce tour d’esprit, non-seulement en lui-même, mais encore dans l’habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n’est pas de dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes d’intérêt de la paroisse ; mais, en revanche, il n’en est pas, parmi les plus dignes, qu’elle ne déchire à belles dents sitôt qu’elle prend son tricot ou sa quenouille pour faire la causette du soir avec M. l’abbé, lequel, moitié riant, moitié dormant, l’écoute avec complaisance, et s’entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du prochain.

Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains à personne du dehors. Mais j’y ai été initié si longtemps, que certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m’habituer, à mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.

Pourtant je n’ai pas à me reprocher d’avoir partagé cette malveillance générale. Au contraire, il me semble que je m’en défendais ; mais je me persuadais peut-être insensiblement que j’en méritais ma part, et que, si l’abbé Valreg me l’épargnait, c’est uniquement parce que j’étais son parent et son enfant d’adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous sa main pour lui servir de but, j’en étais incessamment criblé. C’était avec une intention paternelle et affectueuse, je n’en saurais douter, mais c’était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa persistance, et qui devait me conduire jusqu’au détachement trop absolu de moi-même.