Page:Sand - La Filleule.djvu/122

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venait quelquefois nous surprendre au coin du feu pétillant des premiers froids d’automne. Habitué à me lever à six heures, j’avais encore quatre heures de matinée pour mes études avant de revoir mes bien-aimées compagnes.

Roque vint nous voir, ainsi que Schwartz, que madame Marange, après l’avoir bien refait, avait réussi à placer comme organiste à Fontainebleau. La présence de ces deux amis me fut plus douce qu’elle ne me l’avait jamais été, et Roque, qui commençait à se décourager de cette succession de spécialités qu’il avait prétendu tirer de lui-même, Roque, dont la vue et la mémoire s’usaient déjà, et qui sentait, à la fleur de l’âge, que les forces humaines ont une limite infranchissable à la volonté la mieux trempée, Roque, devenu philosophe, cessa de me railler et de me tourmenter.

— Tu as raison, me dit-il en m’écoutant lui résumer les divers travaux dont je m’occupais, il faut se nourrir de la science, mais selon la loi de la vie physique, qui veut qu’on mange pour vivre, et non qu’on vive pour manger. Les indigestions ne tuent pas les corps robustes ; mais elles détruisent l’estomac à la longue. Hélas ! la vie est trop courte et ne se renouvelle pas à mesure qu’on l’épuise. On ne peut pas savoir ! Il faut se contenter de comprendre. Oui, oui, tu as mieux procédé que moi, Stéphen, en étant plus modeste ; il faut absolument choisir entre ces deux termes : connaître un peu tout, ou bien ne connaître qu’une chose à fond. Voyons, quel parti prendrai-je, et quel parti prendras-tu ? ou bien quel parti prendrons-nous tous deux ?

— Mon ami, lui répondis-je, nous allons prendre tous deux les deux partis : nous serons égaux et absolus, universels et spéciaux. Écoute-moi bien. Puisque tu as, comme nous disions, le pain cuit sur la planche au foyer paternel, et que tu m’as procuré le pain quotidien du travail manuel, nous allons passer encore deux ou trois ans à comprendre, sinon à connaître le