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II


LETTRE DE STÉPHEN À ANICÉE. — FRAGMENTS


Manille, le 5 mai 1836.

Oui, ma bien-aimée, c’est la dernière lettre. Je m’embarquerai le 28, et, s’il plaît aux cieux de bénir ma traversée, je serai à tes pieds vers la mi-septembre. Ô Anicée, c’est la première fois que je te quitte depuis dix ans d’un bonheur si complet, qu’il est divin, et je jure bien que c’est la dernière. Tu l’as voulu, cruelle amie, généreuse créature ! Je ne pouvais refuser cette mission sans manquer à mes devoirs, disais-tu. Après tant de travaux consciencieux et assidus, j’étais forcé de rendre à la science, ne fût-ce qu’une fois en ma vie, un service éclatant, de faire à l’humanité un grand sacrifice. Eh bien, je l’ai fait, j’ai immolé deux années de ma vie ! J’ai consenti à mourir tout vivant pendant deux années ! Je suis quitte, n’est-ce pas ? j’ai payé mon tribut, j’ai apporté ma pierre à l’édifice ; on ne me parlera jamais plus d’aller dans un lieu où tu ne pourras pas me suivre ! Non, tu ne sais pas ce que c’est que de vivre sans toi. Comment le saurais-tu ? Il est impossible que quelqu’un au monde soit semblable à toi, pour que tu te fasses une idée de ce que tu es pour moi. Ô mon amie, ma sainte, mon âme, mon avenir, ma vie, mon tout !… Je ne puis rien trouver qui soulage mon cœur en t’écrivant. Les mots sont