Page:Sand - La Filleule.djvu/210

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Stéphen vit le danger, non pas de se laisser séduire un seul instant par tant de beauté, d’innocence, de jeunesse et de flamme, mais celui de laisser croître dans ce pauvre cœur un mal incurable. D’abord il ne crut pas ce mal aussi sérieux qu’il l’était ; mais il vit des progrès si rapides, qu’il en fut effrayé, et pensa sérieusement au moyen de le conjurer.

Les affectations de froideur et d’éloignement amenant une sorte de désespoir chez sa pauvre filleule, il essaya d’un autre système, celui de la douceur et de la bonté. Mais, dès le premier jour, il dut y renoncer entièrement : l’effet était pire. Morenita arrivait à une joie délirante ; elle lui baisait les mains avec ardeur, et, dès qu’il voulait lui persuader de contenir son émotion, elle l’accablait de reproches d’une véhémence incompréhensible. L’orage de la passion bouleversait cette jeune tête. Elle semblait commencer à comprendre ce qu’elle éprouvait et avoir déjà perdu la force d’en rougir et d’y résister.

Stéphen se résolut, ou plutôt fut entraîné fatalement à lui faire un aveu terrible pour elle, hasardé pour lui et pour Anicée ; car c’était la révélation d’un secret que Morenita n’aurait peut-être pas la prudence de garder et d’où dépendait encore le repos de la famille.

— Mon enfant, lui dit-il un soir qu’elle était presque folle et le menaçait de mourir de chagrin s’il ne promettait de l’aimer comme elle l’aimait, plus que tout le monde, ce que vous me demandez là est tout à fait impossible. Il est une personne que j’aime et que j’aimerai toujours plus que vous, parce que je l’ai aimée avant vous.

— Je sais qui, s’écria l’enfant avec des yeux ardents de colère, c’est mamita ! Vous allez me dire qu’elle le mérite mieux que moi, je ne dis pas le contraire ; mais vous n’en êtes pas moins injuste de me la préférer, car elle n’a pas besoin que vous l’aimiez tant ; elle vous aime avec piété, et, moi, je vous aime avec rage !