Page:Sand - La Filleule.djvu/57

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chemises du plus beau chanvre, filé dru par nos servantes ; ma mère elle-même avait dû, plus d’une fois, charger les quenouilles et mettre la main au rouet.

À ma place, Roque n’eût pas été pris au dépourvu. La seule puérilité de cet esprit si sérieux (puérilité bien pardonnable à vingt ans) consistait à avoir tout de suite l’air d’un savant, ou tout au moins d’un homme grave. En conséquence, il était, dès le matin, partout et dans toutes les saisons de l’année, vêtu de noir, en habit, en souliers, et portait la cravate blanche. Il a gardé ce costume toute sa vie, par goût d’abord, par habitude ensuite.

Malgré l’inconvenance de ma tenue, je me présentai sans aucun embarras : cette inconvenance étant involontaire, je m’en excusai tout de suite sans mauvaise honte. J’ai toujours été sauvage, réservé, je ne me suis jamais senti timide. Il me semble qu’il y a, dans la timidité, autant de sottise et de vanité que dans l’outrecuidance.

D’ailleurs, je crois que l’homme le plus gauche du monde se fût vite trouvé à l’aise auprès de madame Marange et de sa fille. Ni avant de les voir, ni dans le cours de ma vie ensuite, je n’ai connu de femmes plus simples, plus franches, plus faciles à juger à première vue. Ce qui gêne, en général, les gens sans usage ou sans expérience, c’est l’embarras de savoir à qui ils ont affaire, et la crainte de dire ou de faire quelque chose qui choque les inconnus qu’ils abordent. Avec Anicée et sa mère, à moins d’être inepte, il était impossible de ne pas se rendre compte, d’emblée, de leurs caractères, de leurs goûts, de leurs sentiments, de leurs habitudes. Telles je les ai vues le premier jour, telles je devais les voir toute la vie : deux glaces sans défaut, deux miroirs de pureté qui, toujours placés en face l’un de l’autre, se renvoyaient l’image de la perfection pour la refléter à l’infini dans leur transparente profondeur.

Quand j’entrai, elles étaient dans le parterre, occupées à