Page:Sand - La Filleule.djvu/75

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que cette journée s’écoula comme la veille et le lendemain, comme bien des jours ensuite, sans que cet être divin m’occupât de manière à me le faire définir. Il y avait en moi un instinct qui me commandait de l’estimer sans réserve, de l’aimer sans réflexion. L’amour s’insinuait dans mon sein comme s’insinuent dans les veines ces vins doux de mon pays, qui, à la saison des vendanges, semblent innocents comme le lait, et qui vous font complétement ivre avant qu’on ait étanché la première soif. Tous les étrangers y sont pris ; leur raison est à peine troublée que leurs pieds sont enchaînés déjà par l’ivresse. Moi, étranger à l’amour, à la vie, j’étais déjà lié par une passion absolue et invincible, avant de croire que je fusse seulement amoureux.

Tous les jours, vers cinq heures, je m’en retournais à la maison Floche, ne voulant pas abandonner mes hôtes à la tristesse, à la maladie et à l’isolement. Tous les jours, madame Marange, en recevant mes adieux, me disait :

— À demain, n’est-ce pas ?

Et, tous les jours, j’arrivais à midi.

J’avais fixé mon départ au 10 octobre. Le père Floche commençait à se lever. Rien de menaçant ne s’était produit autour de sa demeure. On n’avait pas vu non plus la moindre trace du pied d’un gitano sur le sable des allées du parc de Saule. Le 9, comme j’allais décidément faire mes adieux, madame Marange me dit :

— Pourquoi nous quitter ? Nous sommes forcés par nos affaires de rester ici jusqu’à la fin du mois ; restez-y avec nous. Quittez votre maison Floche, qui devient froide, et vos bois, qui vous rendront misanthrope. Nous avons pour vous une petite chambre bien modeste, mais bien isolée, où vous travaillerez tant qu’il vous plaira. Allez embrasser votre ami du Berry, puisqu’il vous attend, et revenez le lendemain. Vous ne serez pas trop en retard pour les cours que vous