Page:Sand - La Mare au Diable.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vague rêverie ? Chez ceux qu’un peu d’aisance protège dès aujourd’hui, et chez qui l’excès du malheur n’étouffe pas tout développement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprécié est à l’état élémentaire ; et, d’ailleurs, si du sein de la douleur et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà élevées, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des fonctions de l’âme ? Sans doute cette exclusion est le résultat général d’un travail excessif et d’une misère profonde ; mais qu’on ne dise pas que quand l’homme travaillera modérément et utilement, il n’y aura plus que de mauvais ouvriers et de mauvais poètes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le sentiment de la poésie est un vrai poète, n’eût-il pas fait un vers dans toute sa vie.

Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m’apercevais pas que cette confiance dans l’éducabilité de l’homme était fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchais sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. L’arène était vaste comme celle du tableau d’Holbein. Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux, où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. La journée