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et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de façons que le roi avait prétendu vouloir l’être. Il ôtait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s’étendait sur les sofas, avait son franc-parler avec lui, le contredisait ouvertement, se prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde, de la royauté comme de la religion, et de tous les autres préjugés battus en brèche par la raison du jour ; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que c’était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d’autres avaient été renversés et brisés pour de minces peccadilles. C’est que sur les caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux rapporté par l’espionnage, une apparence d’hypocrisie, un léger doute, font plus d’impression que mille imprudences. Frédéric tenait son La Mettrie pour insensé, et souvent il s’arrêtait pétrifié de surprise devant lui, en se disant :

« Voilà un animal d’une impudence vraiment scandaleuse. »

Puis il ajoutait à part :

« Mais c’est un esprit sincère, et celui-là n’a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu’il ne le fait en face ; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu’ils se relèvent ? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je possède, et je dois le supporter d’autant plus qu’il est insupportable. »

Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même il réussissait à lui faire trouver