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le maître cordonnier de la ville, j’ai entendu beaucoup de choses là-dessus.

« — On en parle donc ? le peuple les connaît ?

« — Voici comment cela est venu à mes oreilles, et, de toutes les paroles que j’ai entendues, celles-là sont du petit nombre qui valent la peine d’être écoutées et retenues. Un pauvre ouvrier de nos camarades s’était blessé la main si grièvement, qu’il était question de la lui couper. Il était l’unique soutien d’une nombreuse famille qu’il avait assistée jusque-là avec beaucoup de courage et d’amour. Il venait nous voir avec sa main empaquetée, et, tristement, il nous disait en nous regardant travailler : « Vous êtes bien heureux, vous autres, d’avoir les mains libres ! Pour moi, il faudra bientôt, je pense, que j’aille à l’hôpital et que ma vieille mère demande l’aumône pour que mes petits frères et mes petites sœurs ne meurent pas de faim. » On proposa une collecte ; mais nous étions tous si pauvres, et moi, quoique né de parents riches, j’avais si peu d’argent à ma disposition, que nous ne réunîmes pas de quoi assister convenablement notre pauvre camarade. Chacun ayant vidé sa poche, chercha dans sa cervelle un moyen de tirer Franz de ce mauvais pas. Mais nul n’en trouvait, car Franz avait frappé à toutes les portes, et il avait été repoussé de partout. On dit que le roi est très-riche et que son père lui a laissé un gros trésor. Mais on dit aussi qu’il l’emploie à équiper des soldats ; et comme c’était le temps de la guerre, que le roi était absent, et que tout le monde avait peur de manquer, le pauvre peuple souffrait beaucoup, et Franz ne pouvait trouver d’aide suffisante chez les bons cœurs. Quant aux mauvais cœurs ils n’ont jamais une obole à leur disposition. Tout à coup un jeune homme de l’atelier dit à Franz : « À ta place, je sais bien ce que je ferais ! mais peut-être n’en auras-tu