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moi une amitié qui m’exposa bientôt à la jalousie et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris qu’elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure l’habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.

« Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis ; mais il est certain qu’à l’âge de sept ou huit ans, j’aimais déjà un jeune homme ou plutôt un enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre amour, car c’était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux. Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui n’étaient pas consacrées à l’étude. Ma mère, après l’avoir inutilement combattue, sanctionna notre inclination par la promesse qu’elle nous fit contracter, à son lit de mort, de nous marier ensemble, aussitôt que notre travail nous aurait mis à même d’élever une famille.

« À l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j’étais assez avancée dans le chant. Le comte Zustiniani, noble vénitien, propriétaire du théâtre San Samuel, m’entendit chanter à l’église, et m’engagea comme première cantatrice, pour remplacer la Corilla, belle et robuste virtuose, dont il avait été l’amant, et qui lui était infidèle. Ce Zustiniani était précisément le protecteur de mon fiancé Anzoleto. Anzoleto fut engagé avec moi pour chanter les premiers rôles d’homme. Nos débuts s’annoncèrent sous les plus brillants auspices. Il avait une voix magnifique, une facilité naturelle extraordinaire, un extérieur séduisant : toutes les belles dames le protégeaient. Mais il était paresseux ; il n’avait pas eu un professeur aussi habile et aussi zélé que le mien. Son succès fut moins brillant. Il en eut du chagrin d’abord, et puis du dépit, enfin de la jalousie ; et je perdis ainsi son amour.