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de l’aimer et de bénir les jours de bonheur qu’elle m’a donnés ; mais il m’est bien permis de t’aimer plus que moi-même et de haïr quiconque ne t’aime pas ? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon amitié ; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah ! s’il est vrai que celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l’expiration de son deuil, l’insensée !) d’un de nos frères, fût-il le plus méritant d’entre nous, et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux !

— Trenck ! Trenck ! tu ne sais pas de quoi tu parles ; tu ne comprends pas, et moi je ne puis m’expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme admirable ; plus tard, tu la connaîtras.

— Et qui t’empêche de la justifier à mes yeux ! Parle donc ! À quoi bon ce mystère ? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et aucun serment, que je sache, ne t’engage à me cacher ce que nous soupçonnons tous d’après ta conduite. Elle ne t’aime plus ? quelle sera son excuse ?

— M’avait-elle donc jamais aimé ?

— Voilà son crime. Elle ne t’a jamais compris.

— Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle. D’ailleurs j’étais malade, j’étais fou ; on n’aime pas les fous, on les plaint et on les redoute.

— Tu n’as jamais été fou, Albert ; je ne t’ai jamais vu ainsi. La sagesse et la force de ton intelligence m’ont toujours ébloui, au contraire.

— Tu m’as vu ferme et maître de moi dans l’action, tu ne m’as jamais vu dans l’agonie du repos, dans les tortures du découragement.

— Tu connais donc le découragement, toi ? Je ne l’aurais jamais pensé.

— C’est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les